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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux

Chaussures (Série Street Photography)

28 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Il faudrait ne rien avoir à faire avec la ville. L’ignorer, passer sur ses complexités, ses promesses d’errances, sa stérilité. Le trottoir particulièrement est un lieu redoutable à qui marche, comme moi, les yeux baissés. Une surface remplace l’autre, de larges plaques et des rectangles disposés en motifs, des bords toujours hauts, toujours trop hauts.

Dans toutes les rues de la ville, on trouve ces traces de chewing gum, comme autant d’impacts qui s’intègrent peu à peu à la chaussée, des petits galets blanchâtres sertis dans le bitume. Il faudrait marcher plutôt sur la chaussée, et je le fais aussi souvent que possible. Je n’ai jamais marché dans une ville inconnue, ou même dans ma propre ville, sans imaginer ce qu’étaient les lieux avant le bitume, avant cette oblitération. Les hommes ne sont que tolérés ici, ils oublient qu’ils ne s’installent ici qu’un instant, que les trottoirs seront bientôt éventrés, que les plantes bientôt en écarteront les moindres fissures. Qu’alors la ville sera belle comme jamais, quand elle sera devenue incompréhensible, quand personne ne marchera plus sur les trottoirs, quand personne n’ira plus vivre dans les hauteurs des immeubles, quand le simple fait de traverser la rue n’aura plus aucun sens, car l’idée même de rue aura été oubliée.

En attendant ce moment, j’ai ôté mes chaussures et marche maintenant pieds nus sur le trottoir mouillé. J’ai laissé mes chaussures dans une boîte que j’ai pris le soin d’incliner contre le mur, pour éviter que l’eau s’y accumule. Elles luisent des gouttes héritées de la dernière averse et sont aussi noires que le bitume. Je les regarde un moment, comme si je guettais l’instant où l’humanité  que leur conférait le contact de mes pieds s’éloignera peu à peu d’elles. Elles sont dans une boîte, cela veut dire que quelqu’un pourrait encore les prendre, les faire siennes, et mesurer la différence entre nous à l’inconfort éprouvé en sentant sur ses pieds les points de friction, de pression, de frottements qui n’existaient plus pour moi depuis longtemps. J’ai froid aux pieds, mais je sais que la route ne sera plus très longue à présent. Tout à l’heure c’est mon manteau que j’accrocherai à une quelconque saillie dans un mur, à une pointe qui dépassera de la ville comme une épine. Et la chaleur quittera le manteau, et c’est un manteau froid, étranger, hostile que mettra celui qui le décrochera de la saillie, de la pointe, de l’épine. J’arpente la ville en cercles de plus en plus grands, jusqu’au moment où elle m’expulsera par un effet de force centrifuge, et je guette déjà les premiers signes, je guette le moment où je franchirai la lisière, où je franchirai les trottoirs et les froids chemins, et ma seule crainte est de ne pas saisir ce moment précis où la ville cesse d’être la ville. Où la ville cesse d’être. Où la ville cesse.

 

A partir d’une photo de Nils Jorgensen : Knightsbridge, Londres, 2004.

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Portrait (Série Street Photography)

23 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Ils ont abîmé ton portrait. Je ne comprends pas quel besoin ils avaient de faire ça. Mais ce qui compte c’est qu’ils l’ont fait. Ils ont dû le faire avec un marteau, il a au moins fallu un marteau et peut-être même un burin pour faire sauter l’émail du portrait, pas moins. Ils l’ont fait avec méthode, sans cela ils auraient détruit aussi le cadre, mais non, ils ont seulement cassé le visage, le détourant avec soin. On distingue encore le haut de tes cheveux noirs, on voit encore ton collier de barbe, on voit encore ta chemise blanche sans col, et les taches qui la constellent ne sont dues qu’à des dégradations qu’il faut bien accepter, elles, parce qu’elles sont le résultat de toutes les pluies qui se sont infiltrées dans la pierre, le résultat de la glace, de la chaleur, de la poussière. Le cadre, avec ses carreaux de faïence blanche, était déjà abîmé, je le sais bien, mais ton visage, après toutes ces années, on le devinait encore bien sous les tavelures. J’ai regardé s’ils avaient fait la même chose sur d’autres tombes, mais non. Seulement la tienne. Méthode et efficacité, il faut le reconnaître. Je dis ils, comme s’il était évident qu’ils étaient plusieurs, alors qu’ils ne pouvaient pas tenir le marteau à plusieurs, si ? À moins qu’ils se soient succédés, comme dans le crime de l’Orient-Express, un coup chacun. Je ne sais pourquoi, j’ai du mal à imaginer quelqu’un d’isolé. Qui aurait le courage de faire une chose pareille, il faut être plusieurs pour partager une tel acte, il faut s’entraîner les uns les autres, il faut se prouver que cet enchaînement de gestes, on n’en est pas responsable, il y avait les autres aussi. Ce geste, seul, il aurait fallu le construire intégralement, l’inventer de bout en bout, se dire je prends un marteau et un burin, je les mets dans un sac de toile assez solide pour qu’il ne se déchire pas sous le poids, et devant la tombe je les sors, et je commence par le nez, je décide que je m’arrêterai dès que cela ne sera plus un visage, je laisserai le haut des cheveux et le collier de barbe, juste cela, puis je rangerai le marteau et le burin dans le sac de toile et je rentrerai chez moi, et de toutes les façons ce n’est qu’une tombe, ce n’est qu’un portrait, ce n’est qu’un mort. Alors qu’à plusieurs on ne sait rapidement plus très bien qui a eu l’idée du marteau, qui a donné le premier coup, sur quelle partie du visage ; on ne sait rapidement plus très bien pourquoi on a choisi cette tombe-là plutôt qu’une autre (ou peut-être que si justement, peut-être qu’on le sait très bien ? Peut-être qu’il fallait absolument que ce soit cette tombe, ce portrait, ton portrait ?). Pour aujourd’hui, je vais me contenter de balayer les débris d’émail, je les mettrai dans un sac et je les ramènerai à la maison. Après, on verra bien. Pas vraiment envie d’y penser maintenant. Mais je reviendrai pour y penser, je m’agenouillerai à l’endroit où ils ont dû s’agenouiller pour atteindre avec le marteau et le burin le portrait au fond de la niche de pierre.

 

A partir d’une photo de George Georgiou, série Cyprus, 2006

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Rotoflex

14 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Des noms, vraiment ? Des noms, vous voulez des noms ? Oui mais il y faut un ordre, je ne donne pas des noms comme ça. Ce n’est pas gratuit, vous pensez bien. Trop facile, réfléchissez un peu. Il ne suffit pas de demander un nom, encore faut-il savoir ce que vous voulez en faire, si ce nom est destiné à rester un nom, à rester dans les limbes, ou si au contraire vous vous intéressez à des personnes qui se dissimuleraient derrière. Car il s’en dissimule toujours, un nom derrière un autre, un être derrière les nuages, et chacun se noie dans ses propres nuages, ça finit toujours comme ça. Je ne pose aucune question, moi, je demande simplement si vous êtes sûr de ce que vous faites. Si vous n’allez pas regretter tout à l’heure. Vous voulez donc des noms. Ou un nom ? Un seul nom ? C’est à la fois plus simple et plus compliqué, un seul nom. Car avez-vous bien réfléchi à la manière de le choisir ? Vous avez l’air à peine décidé à vrai dire, tout bien considéré, vous avez l’air de ceux qui ne savent pas quoi demander, qui sont juste convaincus qu’ils doivent demander quelque chose, qui ne partiront pas tant qu’ils n’auront pas demandé quelque chose. Et peu importe s’ils repartent avec cette chose qu’ils ont demandée, ce n’est pas le plus important, et d’ailleurs serez-vous plus satisfait d’avoir obtenu ce que vous demandiez, cela précisément, au lieu de cette autre chose à laquelle vous ne vous attendiez pas, cachée derrière un nom que vous ne connaissiez pas ? Chaque nom a au fond autant de valeur que le précédent ou le suivant. Comment se fait-il que vous ne vous en rendiez pas compte ? Vous faites comme vous voulez, naturellement. Je ne suis pas là pour commenter, je suis là pour donner des noms. Ou un seul nom ? C’est à la fois plus simple et plus compliqué. C’est vous qui voyez. Mais décidez-vous, ce n’est pas gratuit. Chacun ses nuages, chacun ses masques, mais dans l’ordre, s’il vous plaît, dans l’ordre.

 

A partir d’une photo de Joseph O. Holmes, série Workspaces, 2007-2011. 

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Photo (Série Street Photography)

10 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Je me sens ridicule, avec cette photo à la main. Comme si j’allais, par la grâce de ce bout de papier qui commence à bleuir à la lumière, retrouver le type qu’on m’a demandé de chercher. Et j’avance à contre-foule, la photo à la main, je la brandis un peu comme un talisman pour que les gens s’écartent, et ils s’écartent en effet, peut-être parce que je suis en costume sur la plage, et que cette tenue à cet endroit-là et à ce moment-là est vaguement inquiétante. Je ne sais plus très bien pourquoi j’ai choisi de commencer mes investigations par cette plage surpeuplée ; sans doute parce qu’il s’ y trouvait du monde et que cela accroissait mes chances statistiques de mettre la main sur le type que je cherche. Mais en fait de type, j’ai l’impression de ne croiser que des mères avec leurs enfants, et pas ce type au centre de la photo, qui n’aura, je pense pas forcément l’intention de me faciliter la tâche en s’arrangeant pour adopter exactement la même expression que sur la photo. Non, sûrement pas. Si au moins ils m’avaient fourni un film, sur lequel je l’aurais vu bouger, j’aurais pu saisir quelque chose de lui, extrapoler ses expressions, ses attitudes. La photo que je tiens à la main ne peut me servir en fin de compte qu’à trouver un mannequin de magasin de vêtements, ou l’une de ces silhouettes grandeur nature que l’on trouve parfois à l’entrée des cinémas. Mais pas un type vivant ; il sourit sur la photo et cela me fait une belle jambe qu’il sourie ; il va sûrement me sourire quand je le croiserai ? et attendre poliment que je lui délivre mon message : « M. Cheng veut vous voir. Maintenant. » ? Je le cherche sur cette plage parce qu’on m’a dit qu’il la fréquentait ; mais c’était autrefois, c’était avant que M. Cheng ne demande à le voir. Il a dû filer depuis, et d’ailleurs il n’était pas à son appartement, il n’y est même pas repassé, les autres l’auraient vu. Combien sommes-nous, à nous balader dans la ville, sur les plages, dans les faubourgs, brandissant stupidement cette photo au bout de notre bras, pour la confronter à chaque homme dans la quarantaine que nous croisons ? Si le type est un peu malin, il a dû deviner que nous allions chercher à le repérer à partir d’une de ses photos, et il se sera arrangé pour être méconnaissable, ce qui n’est pas bien compliqué. J’en ai marre de cette plage ; il fait trop chaud, et habituellement je ne vais pas sur la plage, je vais à la plage. Et je n’ai pas besoin d’avoir les yeux rivés sur la photo d’un type, alors qu’il y a plein de filles à reluquer. J’ai l’air vraiment déplacé dans ce complet noir, quand tout le monde sur la plage est en maillot de bain. Remarque, ce serait astucieux de sa part : on a toujours du mal à reconnaître nu quelqu’un qu’on a vu habillé, et sur la photo il est habillé, et il est bien possible que sa physionomie, que les traits de son visage même aient changé du seul fait qu’il s’est débarrassé de ses vêtements. Ce serait le fin du fin. J’ai envie de me mettre aussi en maillot de bain, est-ce que je serais méconnaissable en maillot de bain ? Mais je suis arrêté par l’idée que M. Cheng demanderait sûrement à me voir. Maintenant.

 

A partir d’une photo de Nils Mevenkamp : Lake of Heaven, Xinjiang province 2011. Série Streetlife China, 1990-2003.

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Petits papiers (Série Street Photography)

8 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Qui regarde encore ce mur, qui lit encore les papiers qui y sont accrochés ? Il y a peu encore, tout le monde s’arrêtait, tout le monde commentait ce qu’il lisait sur les papiers. Cela avait été un événement quand ils avaient fleuri sur le mur. Il y avait d’abord eu un, puis deux papiers. Les gens n’y avaient pas pris garde tout de suite, il a fallu attendre qu’il y en ait une bonne cinquantaine pour qu’ils commencent à s’arrêter et les lisent (je parle de ceux qui savaient lire). Personne n’a vu qui que ce soit les coller sur le mur. Et c’était bien collés qu’ils étaient, et à la colle forte encore : une vieille femme avait essayé d’en décoller un, comme ça, sans raison, juste parce que la vocation du mur était de cerner une pièce d’une maison, et sûrement pas d’accueillir des petits papiers dont personne ne comprenait le sens. Elle avait d’ailleurs renoncé, après avoir juste écorné le papier sans altérer le message. Et c’était bien ce message qui posait problème, ou plutôt les messages que portaient les papiers. Car personne ne comprenait de quoi ils traitaient. Ils semblaient bien posséder une sorte de logique, constituer un ensemble, mais l’énigme qu’ils constituaient demeurait indéchiffrable. La première fois que les gens s’étaient arrêtés, certains avaient lu à haute voix le papier situé en haut à gauche, et qui devait constituer le début de la série. D’autres s’étaient mis à commenter (qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?). Bientôt l’attroupement a été assez important pour boucher le trottoir, et une femme a dû descendre sur la chaussée avec sa poussette pour contourner la masse des curieux. Certains ont sorti quelques victuailles qu’ils ramenaient du marché et les ont partagées avec ceux qui essayaient de lire. Curieusement, les messages sur les papiers n’ont pas déclenché de rires, de ces rires d’incompréhension par lesquels une foule se rassure sur sa santé mentale aux dépens de ce qui lui paraît insensé, avec ces commentaires un peu trop appuyés qui ne font que traduire une peur profondément enfouie. Au contraire, ils semblaient prendre ce qu’ils lisaient au sérieux, s’interrogeant sur le sens avec une forme, oui, d’honnêteté. De ce jour en tous cas, il n’y a pas eu de nouveau papier collé, comme si l’auteur des collages sauvages — il semblait ne pas y avoir d’autre explication à l’unité de l’ensemble que le fait qu’il ait été constitué par un auteur unique — était parvenu à son but en amenant cette foule à se constituer. Était-il là, quelque part, à savourer ce rassemblement ? Difficile de le dire. Il se pouvait d’ailleurs aussi bien que l’auteur fasse partie de l’attroupement, comme ces criminels qui se mêlent à la foule quand on vient de découvrir leur crime, pour jouir pleinement de ses réactions. Les gens sont restés un bon moment, comme si au fond cet événement leur apportait un divertissement bienvenu, une rupture dans le rythme monotone du quotidien. Et puis une femme a ramassé son cabas, a salué à la cantonade et est partie, bientôt imitée par tous les autres. Il n’est bientôt plus resté personne, et les messages sont toujours sur le mur, et plus personne ne regarde ce mur, plus personne ne lit les papiers qui y sont accrochés. La pluie en viendra à bout, même s’il lui faut plusieurs semaines, même s’il lui faut plusieurs mois, et il est probable que les mots disparaîtront avant même que les feuilles se décollent.

 

A partir d’une photo de Boris Savelev : Moscou, 1988

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Diable (Série Street Photography)

2 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Pas trop envie de bouger. D’abord parce que les montants du diable me rentreraient dans le dos, juste entre les omoplates et la colonne. Ce n’est pas si gênant si on n’envisage pas de rester longtemps allongé. Mais justement, c’est une sieste que j’aimerais faire, et j’ai besoin de trouver une position supportable un certain temps. Tout à l’heure j’ai changé légèrement la position de mon pied, lui imprimant une très légère rotation. J’ai cru tout d’abord avoir trouvé quelque chose d’intéressant, j’ai cru pouvoir me laisser aller à dormir, mais il ne m’a pas fallu trente secondes pour me rendre compte que la barre métallique sur laquelle j’avais trouvé commode de prendre appui me sciait le pied. Alors c’est du côté de la tête que je me suis mis à chercher une position confortable. Mais impossible de dormir avec la tête vers le bas. J’ai déjà vu des gens dormir dans cette position, la tête tombant du lit, mais très peu pour moi. Peur que mon cou me trahisse, peur enfantine de rester bloqué dans cette position ; de ne jamais pouvoir redresser la tête. Pour bien faire, il faudrait que je ramène une partie de mon paquetage pour me soutenir la tête, mais ce serait au détriment de mon dos, qui bénéficierait alors d’une protection trop faible. Je pourrais aussi mettre ma main sous ma tête, mais je n’ai jamais pu m’endormir dans cette posture. J’ai roulé légèrement le haut de mon corps sur les étoffes compactées, cherchant à y creuser comme un nid avec mon corps, pour mon corps. En les tassant légèrement sous ma nuque, j’ai tenté de trouver un moyen terme entre les exigences du bas de ma colonne et celles du haut. Mais c’est comme si elles n’étaient au fond pas compatibles. C’est sans doute pour cela qu’on appelle ça un diable : parce qu’il met à la torture le corps de celui qui, après s’en être servi toute la matinée sous le soleil, veut s’offrir dessus un petit somme. Je fais toutes ces recherches sans me lever, car je sais que si je me lève pour arranger mieux les paquets d’étoffe, je ne me coucherai plus. Je m’assiérai probablement et m’accorderai une cigarette, en attendant de prendre le diable et d’aller sillonner une autre partie de la ville. Pas trop envie de me lever, non. En revanche je n’ai pas encore essayé de me placer à l’envers, je n’ai pas envisagé une seconde que ma tête puisse venir s’appuyer contre la partie basse du diable, et laisser dépasser mes pieds, quitte à les poser sur les poignées de plastique noir. J’ai sans doute considéré mon corps comme un paquet de plus, un paquet de plus, oui, qui va rester sur le diable encore le temps d’une sieste ; un paquet que je ne transporterai nulle part.

 

A partir d’une photo de Noah Butcher. Série Candid Street.

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