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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux

Valise (Série Street Photography)

21 Mai 2012 , Rédigé par Analepse

Et nous ne partirons pas en voyage... Nous descendrons les valises, comme font ceux qui partent en voyage. Mais nos valises seront vides, car nous ne partirons pas. Plus tard, demain peut-être, ou dans quelques jours, je descendrai les affaires qui étaient destinées au voyage, les affaires qui étaient destinées aux valises. Et elles se disperseront dans les poubelles : le lourd gagnera le fond, le léger restera à la surface, car c’est ainsi que fonctionne le monde. Je descendrai, je me débarrasserai des affaires, une fois de plus. C’est choquant, je sais, ces belles valises neuves dans ces poubelles cabossées, sans doute d’avoir reçu tant d’objets jamais utilisés, tant de vêtements jamais portés, tant de valises vides. Par une ironie piquante, on a doté les poubelles de roues solides, comme si elles étaient destinées à rouler au lieu de rester là. Comme si on pouvait les emprunter pour aller d’un point à un autre, pour circuler dans la ville, ou pour s’en échapper. On a pris soin de les construire étroites, pour que deux valises vides suffisent à les faire déborder. On les emporte sur leurs roulettes, puis on les vide, et elles reviennent, prêtes à d’autres voyages. On a pris soin de les construire élevées, pour qu’on soit obligé d’accomplir un geste ample en jetant la valise. Une manière de dire à celui qui jette vous êtes sûr ? Vous vous apprêtez à jeter des valises vides, est-ce que ça vaut bien la peine ? Si vous êtes sûr, que votre dernier geste ait au moins la grâce d’une danse ; que vous soyez, vous, gracieux comme un danseur. Et que les valises, l’une après l’autre, atterrissent dans la poubelle avec une forme d’élégance, que leur trajectoire soit irréprochable. Car devenir un instant le danseur vous fera oublier que vous êtes le jeteur, vous aidera à oublier le voyage auquel vous renoncez. On a pris soin de les construire en métal, pour que le son que produit la valise en heurtant la paroi résonne longtemps, le plus longtemps possible, et porte loin, pour faire écho, loin dans la ville, aux illusions démasquées qui heurtent d’autres parois. La poubelle tout à l’heure ira rouler dans le caniveau, car c’est la voie qu’empruntent les poubelles, les ruisseaux de la ville et les chiens. C’est la voie qu’empruntent les morceaux de papier, les valises vides et les rêves. C’est la voie qu’empruntent la poussière et les cendres. C’est la voie qu’empruntent aussi l’élégance et la grâce. Et celui qui a fait le geste du danseur, celui qui a communiqué à la valise son élan, celui-là regarde à présent le ruisseau qui traverse la ville, il suit les légers morceaux de papier, il suit les cendres et les poussières, il suit les rêves. Il met ses mains dans ses poches et regarde le cours du ruisseau, cherchant à deviner où il va, levant à peine les yeux de temps à autre, les baissant à nouveau vers le sillage, vers les reflets dans l’eau. Il a tout son temps.

 

A partir d'une photo de Guido Steenkamp : Berlin — Untitled, 17 avril 2011. 

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Hommage à Seydina Insa Wade

9 Mai 2012 , Rédigé par Analepse

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Ayo, ayo, ayo néné…

C’est sans doute le souvenir le plus fort que je garderai de Seydina Insa Wade : la première chanson que notre fils Sajan, âgé d’un jour, a entendue depuis son berceau, c’était cette berceuse, que Sidi était venu lui chanter à l’hôpital où il était né. On veut croire que quelque part au fond de lui notre fils conserve une trace de ces quelques notes, de ces paroles en wolof ; que quelque part résonne en lui, de cette manière mystérieuse dont résonne en chacun d’entre nous toute musique importante, toute musique véritablement écoutée, cette petite mélodie. 

J’ai d’autres souvenirs de Seydina : cette émission de télé, Le Cercle de Minuit, pour laquelle il m’avait appelé le soir en catastrophe pour un passage en direct le soir même, car Hélène Billard, qui a tant joué avec lui et tant compté pour lui, était en province ce jour-là et ne pouvait assurer l’émission. Une chanson dont j’avais dû mémoriser la partie de violoncelle dans la loge, pour la jouer une heure plus tard devant les caméras. Mais c’est surtout de la séance de maquillage avant l’émission que je me souviens : il y avait là Jean d’Ormesson, et un historien auteur d’une monumentale histoire du socialisme. Pendant que les maquilleuses s’affairaient autour des trois hommes, Sidi leur avait demandé qui ils étaient. Il ne connaissait pas Jean d’Ormesson. Pourquoi d’ailleurs aurait-il connu Jean d’Ormesson ? A leur tour, courtoisement, ils lui avaient demandé qui il était. Je n’oublierai jamais leur visage à la réponse de Sidi, prononcée avec son zézaiement habituel : « Moi z’écris des poèmes en me promenant sur la plaze. Et puis les poèmes deviennent des sansons, ze les zoue sur ma guitare ». Inoubliable irruption d’une incroyable forme de pureté artistique dans la cour de ceux qui maîtrisent tout, le langage, l’expression, les usages du monde… mais qui paraissaient bien démunis, là, sur leurs fauteuils, avec au cou la petite serviette en papier que s’apprêtait à leur retirer la maquilleuse, sa dose de mensonge appliquée sur leur peau.

Et puis il y a eu le New Morning, avec certains morceaux mis au point dans la loge juste avant de jouer, à l’entracte. Elf la Pompe Afrique, de Nicolas Lambert, et cette mise en place furtive dans le noir, pour permettre le temps d’une chanson à Nicolas de se changer et de souffler un peu entre deux parties de son impressionnant spectacle. Souvenir des regards échangés dans le silence, en coulisses, juste avant l’entrée sur scène, pour se mettre en phase, accorder notre musique intérieure et nos émotions. Quelques autres concerts encore... Pas assez.

 

Repose en paix Seydina.

 

Seydina Insa Wade (Dakar 1948 – Dakar 2012). Poète, musicien, chanteur.

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Bulles (Série Street Photography)

7 Mai 2012 , Rédigé par Analepse

Tandis qu’elle fait des bulles, debout sur le quai, je ne peux m’empêcher de me poser une fois de plus la question : que se serait-il passé si nous ne l’avions pas aperçue, dans la foule, seule, pas spécialement inquiète, non, mais seule au milieu de tous ces gens qui passaient près d’elle avec la plus totale indifférence ? C’est difficile à dire ; je n’ai pas la prétention d’affirmer que sans nous elle aurait été perdue, sans doute se serait-il trouvé quelqu’un d’autre pour l’aider, ne serait-ce qu’en vertu des lois de la statistique, quelqu’un d’autre pour lui donner à manger, pour lui fournir quelques habits afin de compléter ce qu’elle avait sur elle quand nous l’avons aperçue, c’est-à-dire bien peu : un petit short en éponge qui aurait aussi bien pu être un maillot de bain, des sandales en plastique, un T-shirt avec l’image d’un dinosaure dessus. Elle n’a pas su nous dire depuis combien de temps elle attendait sur ce trottoir. Mais non, elle n’attendait pas, elle était simplement là, et c’est son inactivité qui nous a mis la puce à l’oreille. Chacun, dans une foule, sait pourquoi il s’y trouve, il part au travail, en revient, fait ses courses, va rejoindre quelqu’un. Il faudrait, pour bien faire, demander à chacun où il va, pourquoi il est passé par cette rue, si ce qu’il va faire est une corvée ou au contraire s’il va rejoindre quelqu’un qu’il aime, même s’il est bien plus amusant de tenter de deviner ce qui motive chacune des personnes présentes sur ce quai, tandis que le train s’y glisse doucement, avec un bruit de machine essoufflée, et que les personnes commencent à s’assurer de leur valise, alors qu’il est trop tôt, bien trop tôt ; qu’il s’en faut encore d’une ou deux minutes peut-être avant que le train s’immobilise et que ses portes s’ouvrent. Elle a bien vu le train arriver, elle a bien vu qu’il ne serait immobile à quai que dans une minute ou deux, elle a bien vu les gens préparer leurs bagages pour embarquer, mais elle fait des bulles, debout sur le quai, et nous la regardons. Je ne saurais expliquer pourquoi nous lui avons acheté ce petit flacon à bulles en plastique. Elle l’a pris en nous regardant, mais sans dire merci, et s’est mise à faire des bulles, avec une habileté croissante. Ses bulles sont de plus en plus grosses, et elle les dirige de telle sorte qu’elles s’élèvent longtemps avant d’éclater. Et maintenant que le train est bien à quai, les gens doivent la contourner pour ne pas la bousculer, créant un léger ralentissement dans le flux de la foule, tandis que flottent autour d’eux des bulles, de grosses bulles. Mais c’est tout juste si on la regarde, personne en tous cas ne lui a fait ce genre de remarque, qu’un quai de gare n’est pas un endroit pour faire des bulles, et je comprends en la regardant que si, justement, qu’un quai de gare est le meilleur endroit pour faire des bulles, avant de monter à son tour dans le train. J’espère simplement qu’il lui restera suffisamment d’eau savonneuse pour faire encore quelques bulles quand elle sera arrivée. Sinon, j’imagine qu’elle se rendra dans une rue, près de la gare, qu’elle restera dans une rue, près de la gare.

 

A partir d’une photographie de Martin Molinero, non titrée, 13 juin 2012.

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Pluie (Street Photography)

2 Mai 2012 , Rédigé par Analepse

Il pleut et tu attends pour traverser. Tu es trempé depuis longtemps déjà. Tu as été trempé dès les premières secondes de l’averse. Et tu attends maintenant que le feu change de couleur, tu veux être sûr qu’une voiture ne va pas déboucher sur le boulevard. La chaussée est large à cet endroit, et la traversée peut prendre plusieurs secondes, suffisamment longtemps pour te faire renverser par une voiture qui n’aurait pas freiné à temps sur la chaussée mouillée. Une odeur de poussière humide monte maintenant du bitume. Tu aimes cette odeur, que l’on ne sent vraiment que l’été. L’hiver, penses-tu, on est trop occupé à se défendre contre le froid pour s’intéresser aux odeurs. A moins que les odeurs puissent geler comme tout le reste, comme l’eau, comme les pensées. Mais l’été, comme aujourd’hui, l’averse est une bénédiction après la chaleur moite qui a hanté ta journée, dissous tes idées et liquéfié tes envies, et tu savoures cette odeur. Chaque goutte d’eau crée un impact éblouissant dans la lumière. Tu sais déjà que tout à l’heure, quand l’averse aura pris fin et que le soleil aura de nouveau percé les nuages, tu pourras à peine regarder la chaussée détrempée, luisante, aveuglante. Ces gouttes qui éclatent te font penser à tes jeux d’enfant, quand tu lançais des mottes de terre sur le trottoir, près du terrain vague où tu jouais avec tes amis, quand tu te délectais de l’instant de leur éclatement, de la trace marron que l’impact laissait ensuite. Tu aurais presque envie de laisser passer encore un feu, de ne pas traverser tout de suite, de rester là à regarder les énormes gouttes s’écraser sur la chaussée. Tu laisses passer encore un feu. Tu regardes les passants qui attendent de l’autre côté que le signal piétons repasse au vert pour aller rejoindre le trottoir où tu te trouves. Sur la demie douzaine de piétons que tu regardes, presque immobiles en face de toi, seuls deux ont un parapluie. Les autres sont comme toi, en chemise à manches courtes. Ils sont trempés aussi mais pour eux les gouttes n’explosent pas dans la lumière qui vient de crever les nuages. Ils ont le soleil derrière eux et ne peuvent pas voir ce que tu vois, cette lumière éblouissante. Ce qu’ils voient c’est leur propre ombre traversée de traits de lumière. Le signal passe au vert et tu te décides enfin, tu t’engages sur la chaussée, marchant un peu plus lentement que tu le devrais, et quand tu parviens de l’autre côté, tu résistes à la tentation de te retourner pour juger de l’effet de la lumière. Mais déjà les gouttes s’espacent, et c’est seulement alors que tu prends conscience du bruit que faisaient les gouttes en s’écrasant sur toutes sortes de surfaces. Il y a le bruit sur la poubelle de métal, celui sur la tenture au-dessus de la vitrine du magasin de chaussures, il y a le bruit sur le sol et celui sur le capot et le toit des voitures qui stationnent, celui sur le parapluie quand tu croises l’homme qui a pensé à le prendre en prévision de l’averse, et celui tout simplement sur toi, sur ton corps, sur tes vêtements, sur ta tête nue. Le soleil réapparaît franchement à présent et l’odeur est plus forte que jamais. Tu décides de rester là, au milieu du trottoir, et d’attendre que ta chemise ait séché. A l’odeur de poussière se mêle maintenant celle de tes propres vêtements qui sèchent à une vitesse impressionnante, dégageant de fugaces vapeurs qui montent de tout ton corps, et dans lesquelles tu perçois, mais lointaine, l’odeur de la lessive que tu utilises, et c’est seulement quand tu as la sensation que tous tes vêtements sont secs, seulement quand les taches d’humidité sur le macadam se résorbent à vue d’œil, que tu te décides à te remettre en mouvement, que tu te décides à rentrer chez toi, juste un peu plus lentement.

 

D’après une photo de Trent Parke : Sydney, 1998

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