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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux

Le Bac (Série Street Photography)

18 Mars 2012 , Rédigé par Analepse

Je suis venu chaque jour. J’ai attendu dans le froid, près de l’embarcadère. Pour m’occuper l’esprit en attendant l’arrivée du bac j’ai regardé les glaçons qui dérivaient lentement, au gré d’un courant imperceptible. Je connais bien les glaçons maintenant. Ils passent aussi lentement que les nuages, de droite à gauche, sans un bruit. Et je les regarde d’un œil inattentif, car mon attention s’est émoussée maintenant, et le peu qu’il m’en reste, je veux le consacrer à voir qui est à bord du bac. Et chaque jour le bac apparaît de l’autre côté du lac, présentant tout d’abord une forme indistincte, une petite tache grise au loin, et il faut comme moi avoir attendu tous ces jours pour savoir qu’il s’agit bien du bac. Puis il se détache peu à peu du blanc uniforme et la dureté de ses formes se précise, la masse grise de la coque, la cabine de pilotage, et enfin le fouillis des antennes. Et à mesure qu’il s’approche des gens s’approchent également, venus de la ville. Certains je les connais, je les ai vus plusieurs fois déjà, et certainement ils attendent quelqu’un qui est ou qui n’est pas à bord du bac, mais aucun n’est venu autant que moi, de cela je suis bien certain. Les gens attendent en silence, debout dans la neige sale, comme si le moindre bruit avait le pouvoir de suspendre l’avancée du bac. Puis quelques taches de couleur apparaissent, la signalisation, le canot de sauvetage orange, et les gens bougent davantage, et je ne parviens pas toujours à savoir si c’est parce qu’ils commencent à avoir froid, ou si c’est parce qu’ils sont pris d’une forme d’excitation. On voit bien maintenant l’étrave qui écarte les glaçons, et c’est peut-être là l’unique cause du léger courant qui les fait se déplacer : l’irruption du bac dans le calme uniforme du lac leur communique un mouvement nouveau, comme s’ils devaient opérer une fuite rapide pour éviter d’être brisés, avant de reprendre à quelques encablures de là leur course indifférente. Un homme est apparu sur le pont, et l’on devine à son attitude qu’il est en train de fumer une cigarette, qu’il devra bientôt laisser tomber dans l’eau pour effectuer les manœuvres. Il jette sa cigarette dans l’eau et saisit une corde, tandis qu’approche à terre son homologue, celui qui sera chargé tout à l’heure de saisir la corde et de l’enrouler sur la bite d’amarrage. Pourtant ce n’est pas la manœuvre qui m’intéresse, mais de savoir qui est à bord cette fois. Je distingue quelques formes à travers les hublots, mais elles ne sont pas assez précises pour me laisser deviner qui est à bord cette fois. Et je regarde sans vraiment regarder, une ruse que j’ai mise au point ces derniers jours pour ne pas être trop déçu si je suis déçu. Le bateau accoste enfin, et le bruit de la coque qui heurte le quai se perd dans le bruit des moteurs qui patinent en arrière pour freiner, pour ajuster les derniers centimètres de la course, mais déjà les passagers sont montés sur le pont, et je regarde sans vraiment regarder, presque déjà convaincu que parmi les visages que je distingue sur le pont il manque celui que je voudrais voir. Mais il est difficile de savoir, il reste encore quelques passagers dans l’entrepont, oui, quelques passagers dans l’entrepont.

 

A partir d’une photographie d’Alexander Gronsky, sans titre (série Less Than One)

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