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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux

Mappemonde (Série Street Photography)

4 Février 2012 , Rédigé par Analepse

J’ai mis la mappemonde dans l’encadrement de la fenêtre, me suis éloigné, me suis approché à nouveau pour la replacer mieux, exactement au centre. Je l’ai posée sur la tablette, pour que de l’extérieur on ait l’impression que la sphère terrestre flotte dans l’espace. Je me suis éloigné encore pour juger de l’effet. Cela me convient, mais il faut dire que je suis à l’intérieur, bien au chaud, et que c’est surtout de l’extérieur que l’arrangement doit être convaincant. Je pense qu’il l’est, je sortirai tout à l’heure pour vérifier, mais je pense qu’il l’est. En revanche, comme la fenêtre est étroite, comme il ne s’agit pas à proprement parler d’une fenêtre, mais plutôt d’une simple ouverture pratiquée dans le mur aveugle pour rompre sa monotonie, et pour laisser pénétrer dans la maison un peu de la lumière qui vient du nord, la mappemonde occupe presque toute la place disponible, empêche la lumière de rentrer, masque le paysage. Placée comme elle l’est, je ne peux la voir qu’à contre-jour, et à moins de l’éclairer avec une lampe directionnelle, un spot, un petit projecteur ou une bougie, je dois aussi renoncer à distinguer les pays, les reliefs, les océans. J’ai regretté un instant de ne pas l’avoir prise lumineuse, et tant qu’à faire, tournante, mais ce regret s’est vite éloigné de moi. C’est surtout de l’extérieur que l’arrangement doit être convaincant. Et je la tournerai à la main, de temps en temps, pour qu’elle n’offre pas toujours les mêmes contrées au regard des passants. Je les imagine, les passants, longeant le mur de granit, arrivant à la hauteur de la fenêtre, et découvrant une mappemonde (d’autres fenêtres de l’île, d’autres ouvertures orientées au nord dans d’autres murs tout aussi aveugles proposent des maquettes de bateau, des fleurs, des animaux empaillés). Et le regard qu’ils poseront sur la mappemonde sera une belle revanche pour qui vit comme moi depuis toujours dans cette petite île, dans cette petite ruelle de cette petite île, où les passants sont rares, ou le vent souffle plus souvent qu’à son tour et plus fort, où toutes les fenêtres qui donnent au nord ne sont là que pour permettre à un peu de lumière de rentrer, et ne s’ouvrent d’ailleurs pas. Je distingue sur la mappemonde, malgré le contre-jour, la Méditerranée. C’est donc l’Amérique du sud et une bonne portion du Pacifique que découvriront les passants qui s’arrêteront, et je ne suis plus si sûr maintenant que je vais tourner de temps en temps la mappemonde pour leur présenter d’autres contrées, je ne suis pas mécontent qu’ils se disent en passant devant ma fenêtre qu’il existe, au sud de nous-mêmes, d’autres îles qui nous attendent.

 

A partir d’une photographie de Nils Jorgensen : World Within A World, février 2006

 

(et un hommage inattendu — surgi sans préméditation au fil de l’écriture — en forme de clin d’œil à mon ami Cristian Vila Riquelme)

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Rêve de vieillard (Série Street Photography)

2 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Mon rêve est séparé en trois espaces distincts, mais comme dans tout rêve, ces espaces s’interpénètrent sans qu’il me soit possible de savoir vraiment comment, à quel moment, de quelle manière, ni même s’ils partagent les mêmes protagonistes. Et tandis que mon corps est allongé sur le muret en bordure de la rue, des ombres passent, rapides et colorées ; elles passent et resteront à jamais indistinctes. C’est encore la couleur qui structure mon rêve, fait de camions désossés, de voitures en pièces détachées, des fantômes de voitures et de camions conduits par des fantômes de conducteurs. Un homme se penche sur une roue, une des nombreuses roues qui semblent vouloir constituer une collection. Il y en a de toutes les tailles, à diverses hauteurs, comme si elles avaient vocation à constituer des grappes, et à quoi peuvent bien servir des grappes de roues de voitures ? Il se penche mais dans mon rêve il m’est impossible de savoir ce qu’il va faire de la roue qu’il a en mains. Comme il ne se redresse pas, qu’il reste penché sur elle à l’examiner, j’en déduis qu’il envisage de la faire rouler, qu’il a renoncé à la soulever comme si elle avait conservé son poids dans le rêve, comme si la substance du rêve avait toujours affaire à la pesanteur. Deux enfants regardent ce que fait l’homme. Ils regardent, parce que les enfants sont toujours intéressés par ce qu’on fait avec les roues ; ils ont comme une connexion avec les roues, un accord secret avec elles. Ils savent qu’elles ne servent qu’occasionnellement sur les véhicules, que leur vraie fonction se situe autre part, de leur côté à eux. Les deux enfants sont patients ; ils restent près de l’homme, et tant qu’il aura affaire à cette roue particulière, ils n’interfèreront pas ; ils se contenteront de rester là, à regarder l’homme.

Dans un autre espace de mon rêve, deux hommes sont assis devant d’autres roues. Ils regardent passer les rapides fantômes, on dirait qu’ils attendent sans savoir ce qu’ils attendent. Sans doute que je me réveille, mais pour cela je ne suis pas pressé. Le muret convient à mon sommeil du moment. Il fait chaud, je le sens même en dormant. Est-ce que la chaleur de l’air rend les fantômes plus diaphanes ? Leur substance s’évapore-t-elle comme de l’eau ? C’est comme s’il ne devait jamais y avoir la moindre interaction entre les personnages qui peuplent mon rêve et les traces blanches et colorées qui le traversent à toute vitesse. Peut-être ne s’arrêtent-ils pas car ils n’ont pas commerce avec les roues, elles n’existent pour eux que comme des éléments du paysage, comme des pierres, des arbres, des pans de mur ou des réverbères dénués de sens. Les deux hommes dans le troisième espace de mon rêve sont assis sous des calandres de camions suspendues, et tiennent une feuille à la main, où ils semblent tenir la comptabilité des ombres qui passent. Je me demande dans quelle catégorie ils vont me classer, s’ils m’aperçoivent sur mon muret. Mais au fond cette question ne m’intéresse pas. Ce n’est pas moi qu’elle concerne. Je suis celui qui dort.

 

A partir d’une photo de Raghu Rai : Un conducteur de rickshaw faisant la sieste sur le marché de Jama Masjid, Dehli, 2005

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