Rêve de vieillard (Série Street Photography)
Mon rêve est séparé en trois espaces distincts, mais comme dans tout rêve, ces espaces s’interpénètrent sans qu’il me soit possible de savoir vraiment comment, à quel moment, de quelle manière, ni même s’ils partagent les mêmes protagonistes. Et tandis que mon corps est allongé sur le muret en bordure de la rue, des ombres passent, rapides et colorées ; elles passent et resteront à jamais indistinctes. C’est encore la couleur qui structure mon rêve, fait de camions désossés, de voitures en pièces détachées, des fantômes de voitures et de camions conduits par des fantômes de conducteurs. Un homme se penche sur une roue, une des nombreuses roues qui semblent vouloir constituer une collection. Il y en a de toutes les tailles, à diverses hauteurs, comme si elles avaient vocation à constituer des grappes, et à quoi peuvent bien servir des grappes de roues de voitures ? Il se penche mais dans mon rêve il m’est impossible de savoir ce qu’il va faire de la roue qu’il a en mains. Comme il ne se redresse pas, qu’il reste penché sur elle à l’examiner, j’en déduis qu’il envisage de la faire rouler, qu’il a renoncé à la soulever comme si elle avait conservé son poids dans le rêve, comme si la substance du rêve avait toujours affaire à la pesanteur. Deux enfants regardent ce que fait l’homme. Ils regardent, parce que les enfants sont toujours intéressés par ce qu’on fait avec les roues ; ils ont comme une connexion avec les roues, un accord secret avec elles. Ils savent qu’elles ne servent qu’occasionnellement sur les véhicules, que leur vraie fonction se situe autre part, de leur côté à eux. Les deux enfants sont patients ; ils restent près de l’homme, et tant qu’il aura affaire à cette roue particulière, ils n’interfèreront pas ; ils se contenteront de rester là, à regarder l’homme.
Dans un autre espace de mon rêve, deux hommes sont assis devant d’autres roues. Ils regardent passer les rapides fantômes, on dirait qu’ils attendent sans savoir ce qu’ils attendent. Sans doute que je me réveille, mais pour cela je ne suis pas pressé. Le muret convient à mon sommeil du moment. Il fait chaud, je le sens même en dormant. Est-ce que la chaleur de l’air rend les fantômes plus diaphanes ? Leur substance s’évapore-t-elle comme de l’eau ? C’est comme s’il ne devait jamais y avoir la moindre interaction entre les personnages qui peuplent mon rêve et les traces blanches et colorées qui le traversent à toute vitesse. Peut-être ne s’arrêtent-ils pas car ils n’ont pas commerce avec les roues, elles n’existent pour eux que comme des éléments du paysage, comme des pierres, des arbres, des pans de mur ou des réverbères dénués de sens. Les deux hommes dans le troisième espace de mon rêve sont assis sous des calandres de camions suspendues, et tiennent une feuille à la main, où ils semblent tenir la comptabilité des ombres qui passent. Je me demande dans quelle catégorie ils vont me classer, s’ils m’aperçoivent sur mon muret. Mais au fond cette question ne m’intéresse pas. Ce n’est pas moi qu’elle concerne. Je suis celui qui dort.
A partir d’une photo de Raghu Rai : Un conducteur de rickshaw faisant la sieste sur le marché de Jama Masjid, Dehli, 2005