Tous les fantômes
Tous les fantômes ne posent pas la main sur la rampe. Certains montent l’escalier d’une traite, sans pesanteur, d’un pas qu’on imagine léger. Les autres, eh bien, les autres font ce qu’ils peuvent, et leur main s’attarde sur la froide barre de métal, leur ombre finit par les résumer, et au lieu de passer légers ils s’enfoncent dans la matière du monde, dans la nuit, ils s’enfoncent dans tout ce dans quoi on est susceptible de s’enfoncer si on n’y prend pas garde. Pourtant ils continuent de monter, marche par marche, et je me dis qu’au fond je les admire, je leur envie cet acharnement, cette ténacité, et je me demande ce qui fait qu’ils continuent malgré le froid qui règne sur cette passerelle, malgré le froid qui toujours règnera sur cette passerelle. Quand j’en aurai fini de les regarder monter, il ne me restera plus qu’à leur emboîter le pas, et je ne sais pas, et je n’ai aucun moyen de savoir si mon pas sera léger sur les marches, s’il me fera voler jusqu’en haut de la passerelle et la redescendre presqu’en courant, de l’autre côté, ou si au contraire j’aurai besoin de m’accrocher à la rampe, aussi froide soit-elle, parce que le froid est de ce monde, et dans ce cas le poids de mes pas ne sera pas calculé, et je ferai comme les autres, je monterai, je monterai jusqu’en haut.
D'après une photographie de Alexey Titarenko : Vasileostrovskaya Metro Station, 1992 (Crowd 1)