Tous les fantômes
Tous les fantômes ne posent pas la main sur la rampe. Certains montent l’escalier d’une traite, sans pesanteur, d’un pas qu’on imagine léger. Les autres, eh bien, les autres font ce qu’ils peuvent, et leur main s’attarde sur la froide barre de métal, leur ombre finit par les résumer, et au lieu de passer légers ils s’enfoncent dans la matière du monde, dans la nuit, ils s’enfoncent dans tout ce dans quoi on est susceptible de s’enfoncer si on n’y prend pas garde. Pourtant ils continuent de monter, marche par marche, et je me dis qu’au fond je les admire, je leur envie cet acharnement, cette ténacité, et je me demande ce qui fait qu’ils continuent malgré le froid qui règne sur cette passerelle, malgré le froid qui toujours règnera sur cette passerelle. Quand j’en aurai fini de les regarder monter, il ne me restera plus qu’à leur emboîter le pas, et je ne sais pas, et je n’ai aucun moyen de savoir si mon pas sera léger sur les marches, s’il me fera voler jusqu’en haut de la passerelle et la redescendre presqu’en courant, de l’autre côté, ou si au contraire j’aurai besoin de m’accrocher à la rampe, aussi froide soit-elle, parce que le froid est de ce monde, et dans ce cas le poids de mes pas ne sera pas calculé, et je ferai comme les autres, je monterai, je monterai jusqu’en haut.
D'après une photographie de Alexey Titarenko : Vasileostrovskaya Metro Station, 1992 (Crowd 1)
Plus comme avant
Owen n’en était plus à regarder le ciel pendant des heures. Il avait longtemps pratiqué cela, du temps de Mélanie. Regarder la barre de nuages évoluer, les mouettes qui venaient tracer leurs trajectoires dans le ciel, ponctuant les lignes de leurs cris, reprenant le pouvoir sur les traînées des avions, désormais invisibles derrière le front gris qui donnait l’illusion de ne plus évoluer. Owen s’était assis sur le banc, éprouvant pour la première fois, se disait-il (en se trompant sur ce point ; ce n’était pas la première fois. Bref.), cette impression de pouvoir rester sans rien faire, sans rien faire absolument, sans lire, sans consulter son téléphone, sans engranger le paysage, livré, entièrement, à la vacuité de la mer face à lui, personne d'autre n’était venu s’asseoir sur le banc face à la mer. Il se rendit compte qu’il venait de passer plusieurs minutes sans penser à Mélanie. Cela fait plusieurs minutes que je n’ai pas pensé à Mélanie, se formula-t-il, levant les yeux une seconde à peine, pour constater que rien n’avait changé depuis qu’il était arrivé. Quelque part, à des milliers de kilomètres de lui, Mélanie menait sa nouvelle vie, Owen préférait ne pas y penser, et peut-être finalement était-ce une bonne idée de regarder le paysage. Sans même y penser, Owen leva les yeux, prenant prétexte du vol d’une mouette pour s’attarder sur le ciel lourd, enregistrant sans y penser les nuances de gris des masses nuageuses, leur évolution infiniment lente. Il fut tenté de se lever, pour se convaincre qu’il était encore en mouvement, que l’absence de Mélanie ne voulait pas dire que sa vie s'était ralentie, figée, mais pour finir il resta sur son banc, se connectant aux éléments. Il frissonna, Mélanie occupait maintenant la totalité de sa pensée, son image se projetant sur les nuages, sur l’horizon marin, partout. Un chien passa devant lui, Owen lui fut reconnaissant de ne pas être Mélanie, de ne rien incarner d’elle, de lui fournir au contraire une honorable distraction, de le replacer sur quelque chose qui ressemblait à sa propre trajectoire. Salut le chien, salut la mouette. Salut le nuage, salut les vagues de la mer. Salut les invisibles vers de terre dans le sol, salut.
D'après une photographie de Ryan Hardman : Straight Outta Plymouth