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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux

Il faudra

28 Septembre 2024 , Rédigé par Analepse

 

Il faudra que je change le papier peint, ça devient dramatique. Il était là déjà du temps du père, du temps du grand père, du temps des dieux. Cette boutique ne ressemble plus à rien, il faut me rendre à l’évidence. Même Leïla n’a rien pu faire pour inverser la décrépitude, pendant toutes ces années elle n’a rien fait, rien. Le papier peint, mais aussi la peinture, la porte, les étagères, tout ça chemine sans bouger vers la mort inexorable. Et maintenant qu’elle est partie, il y a peu de chances, vraiment peu de chances pour que ça change. Elle n’a rien fait, et maintenant c’est à moi de m’occuper de la boutique, de recevoir les clients, de prendre leurs mesures, de faire leur costume, pour lundi sans faute, oui bien sûr pour lundi sans faute, oui.

Il faudra que je change cette porte. Il faut croire que les clients ne voient rien non plus, pour continuer à entrer dans le magasin, pour continuer à me commander des costumes.

J’aurais dû finir par m’habituer, à force, mais non au fond, non, je ne m’habitue à rien, je ne m’habitue pas au départ de Leïla, et je vois le papier peint qui se décolle et c’est comme si en partant elle avait décollé une partie de ma peau, comme si elle était partie avec, mais une partie seulement. Si seulement elle avait tout pris, si elle m’avait débarrassé de moi-même, une bonne fois. Je fixe depuis combien de temps ce lambeau de papier décollé ? depuis combien de temps pendouille ce bout de papier, je déteste le drapé qu’il fait, les plis qu’il fait. Je préfère quand ça tombe bien, bien droit, c’est ce qu’ils attendent, les clients, que ça tombe bien droit. Tout le contraire de ce magasin, tout le contraire de ma vie qui pendouille. Est-ce que la vie du père a pendouillé comme ça, celle du grand-père ? Sinon ils l’auraient changé, eux, le papier peint, ils auraient réparé la porte, mais non. Du temps des dieux, j’avais encore une peau, j’étais encore quelqu’un, du temps des dieux je pouvais croire qu’avec Leïla nous reprendrions la boutique.

Il faudra que je repeigne l’établi, aussi, demain, un jour.

 

D'après une photographie de la série Fault Lines: Turkey/East/West de Georges Georgiou

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La porte ouverte

18 Septembre 2024 , Rédigé par Analepse

 

La porte est ouverte, pour le cas où tu voudrais rentrer. Je l’ai démontée il y a des années déjà, cette porte. Je ne la supportais pas, j’ai été heureux qu’elle disparaisse au profit du seuil. C’est intéressant les seuils. On peut s’y tenir sans être ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans. Moi je suis quelqu’un du dedans. C’est pour cela que j’ai besoin que le dehors soit accessible, toujours, et même si je ne le fais pas, le pas nécessaire pour sortir, je sais qu’il n’y a d’autre obstacle à l’accomplir que ceux que j’y mets moi-même, depuis toutes ces années. Quelqu’un du dedans, oui, quelqu’un qui reste à l’intérieur, nous vivons le conflit de l’ordre et de l’aventure, et je suis du côté de l’ordre, même si mon ordre, depuis ton départ, est un chaos, même si mes efforts pour l’organiser sont dérisoires et s’envolent à la moindre brise, comme les notes de ma guitare. Mais surtout, tu l’auras compris, j’aurais trop peur si je sortais d’être absent quand tu reviendras, de manquer ton retour. Est-ce que tu t’installerais à ton tour pour m’attendre ? Je te trouverais en rentrant, à jouer de la guitare peut-être, à rêver, à te perdre ici comme sans doute tu te perds ailleurs. Mais au fond je sais bien que je n’y crois pas, je ne crois pas à cette inversion des rôles. Tu as toujours été quelqu’un du dehors, toi. Les espaces, le monde, la marche droit devant, les rencontres, l’aventure, les étoiles et le vent. L’air de la nuit n’a aucun scrupule à le franchir, le seuil. Il souffle de très loin, je le sais, il souffle aussi un air respiré par d’autres, et pourquoi pas par toi ? Tu vois, ton souffle t’a précédé, où que tu sois à présent quelques atomes de toi me rendent visite, et j’imagine que je dois m’en contenter pour le moment. C’est aussi pour cela que j’ai démonté la porte, il y a des années de cela. Pour que le monde pénètre le lieu où je t’attends.

Et n’oublie pas, je t’en prie, n’oublie pas : il y a ici, pour toi, un seuil, un endroit où l’on n’est ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans.

18 septembre 2024

D'après une photographie de 2011 de Chema Hernández

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