Il faudra
Il faudra que je change le papier peint, ça devient dramatique. Il était là déjà du temps du père, du temps du grand père, du temps des dieux. Cette boutique ne ressemble plus à rien, il faut me rendre à l’évidence. Même Leïla n’a rien pu faire pour inverser la décrépitude, pendant toutes ces années elle n’a rien fait, rien. Le papier peint, mais aussi la peinture, la porte, les étagères, tout ça chemine sans bouger vers la mort inexorable. Et maintenant qu’elle est partie, il y a peu de chances, vraiment peu de chances pour que ça change. Elle n’a rien fait, et maintenant c’est à moi de m’occuper de la boutique, de recevoir les clients, de prendre leurs mesures, de faire leur costume, pour lundi sans faute, oui bien sûr pour lundi sans faute, oui.
Il faudra que je change cette porte. Il faut croire que les clients ne voient rien non plus, pour continuer à entrer dans le magasin, pour continuer à me commander des costumes.
J’aurais dû finir par m’habituer, à force, mais non au fond, non, je ne m’habitue à rien, je ne m’habitue pas au départ de Leïla, et je vois le papier peint qui se décolle et c’est comme si en partant elle avait décollé une partie de ma peau, comme si elle était partie avec, mais une partie seulement. Si seulement elle avait tout pris, si elle m’avait débarrassé de moi-même, une bonne fois. Je fixe depuis combien de temps ce lambeau de papier décollé ? depuis combien de temps pendouille ce bout de papier, je déteste le drapé qu’il fait, les plis qu’il fait. Je préfère quand ça tombe bien, bien droit, c’est ce qu’ils attendent, les clients, que ça tombe bien droit. Tout le contraire de ce magasin, tout le contraire de ma vie qui pendouille. Est-ce que la vie du père a pendouillé comme ça, celle du grand-père ? Sinon ils l’auraient changé, eux, le papier peint, ils auraient réparé la porte, mais non. Du temps des dieux, j’avais encore une peau, j’étais encore quelqu’un, du temps des dieux je pouvais croire qu’avec Leïla nous reprendrions la boutique.
Il faudra que je repeigne l’établi, aussi, demain, un jour.
D'après une photographie de la série Fault Lines: Turkey/East/West de Georges Georgiou