Valentina
Valentina décide de s’arrêter un moment. La matinée a été éreintante. Le deuil, les émotions ont dû se faire une place au milieu des travaux quotidiens, au milieu de tout ce qu’il y a à faire dans la maison. Tout ce que j’ai à faire encore à la maison, pense Valentina. Mon Georges est mort ce matin, mais il a fallu tout de même m’occuper des petits enfants, les enfants que Marika a laissés à la charge de Valentina et Georges pour aller travailler à la ville.
Il a fallu dire à Marika que son père était mort. Ce qui sortait d’elle au téléphone était à peine un souffle et je reprends mon souffle dans l’escalier, je fais une pause, et Marika est restée silencieuse pendant plusieurs secondes, quinze au moins, peut-être trente, je ne sais plus. Valentina pose son avant-bras sur la tête de poteau de l’escalier, et elle est surprise elle-même par le long soupir qui sort d’elle et qui ne semble pas lui appartenir, un soupir interminable, et l’air qui sort de ses poumons semble provenir de générations très anciennes, tous ces ancêtres qui sortent par ma poitrine, c’est peut-être leur manière de faire le deuil avec moi, ce soupir inconnu sort de moi au nom de tous ceux qui nous ont précédés, Georges et moi, et de ceux qui nous suivent, Marika, les enfants.
Valentina s’attarde dans l’escalier plus que de raison, mais au fond c’est le seul endroit où l’on me laisse en paix, à la maison les enfants me sollicitent sans cesse, et d’ici que les premiers amis arrivent pour s’incliner sur le lit de Georges, le regardent une dernière fois avant la mise en bière, d’ici la veillée Valentina sait qu’elle n’aura plus une seconde à elle, et elle a besoin de ce temps pour elle, après ce sera une longue apnée, une infinie suspension dans la douleur des autres, dans le chagrin des autres. Et elle remercie au fond d’elle le soupir et les ancêtres, l’escalier et le soleil de cette belle journée d’été, cette belle journée d’été où Georges a cessé de vivre, et je suis restée longtemps à son chevet sans pouvoir bouger, sans pouvoir me détacher de toi, mon aimé, et dans l’escalier, appuyée sur le poteau, Valentina laisse le temps s’étirer, dans une autre dimension du souffle, il y a encore place pour de la quiétude dans toute cette douleur, et elle sait alors qu’elle va pouvoir inspirer de nouveau, remonter vers les enfants, vers Georges étendu sur son lit, je reste encore un peu appuyée ici, car j’aurai besoin du souvenir de ce moment, du souvenir de ce souffle, du souvenir des ancêtres, pour revenir dans le monde des vivants. Avant que les autres arrivent, tous les autres, il y a encore beaucoup à faire dans la maison.
D'après une photographie de Georges Georgiou, Série In The Shadow Of The Bear