Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux

Le magasin (série Street Photography)

11 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Je te l’ai déjà dit, il faut vendre le magasin. J’y suis encore passé tout à l’heure, dans la chaleur de midi, dans cette heure vide où les regards des hommes n’enregistrent plus rien. Comment veux-tu qu’ils s’intéressent à la vitrine, aveuglés qu’ils sont par le soleil ? Comment veux-tu qu’ils s’intéressent à quelque objet que ce soit, dans la noirceur des arcades, quand ils viennent s’y abriter de l’éblouissement ? Il faut vendre le magasin, et si tu y passais plus souvent, si tu arpentais le quartier plus souvent, tu comprendrais à quel point ce que nous tentons de vendre dans le magasin parle peu aux passants. Ils ne voient même pas la plaque non loin de la porte, qui annonce qu’un homme célèbre est né dans l’immeuble. Sais-tu seulement qui c’est ? Un aviateur ? Un écrivain ? Un résistant fusillé ? Un ancien maire de la ville ? Tu vois, tu ne le sais pas plus que moi. Mon pas est devenu plus lourd ces derniers temps, quand je remonte la galerie, mon geste plus lent et plus laborieux quand je hausse à demi le rideau de fer, mon corps moins souple quand je me glisse dessous pour ouvrir la porte, mon bras plus faible quand je finis de remonter le rideau. Hier personne n’est venu, personne n’est entré. Je suis resté assis derrière le comptoir toute la journée, et pas un passant n’a tourné le regard vers moi en longeant la vitrine. Je me suis levé vers le milieu de l’après-midi, suis monté sur l’escabeau et ai décroché l’horloge murale, celle dont le tic tac se faisait à peine entendre, jadis, quand le magasin regorgeait de clients, mais qui m’a semblé, hier après-midi, insupportable. Je n’ai pas osé jeter la pendule, c’est tout de même une très belle pendule, mais je l’ai descendue à la cave, ce purgatoire des objets qu’on ne se résout pas à jeter, et qui finissent par disparaître après nous, quand la cave change de propriétaire et que le nouveau y entre d’un air dégoûté, et qu’il referme la porte tout de suite, et qu’il remonte appeler les services de la ville pour qu’ils viennent prendre tout cet invraisemblable fourbis et le mettre à la benne. Cela faisait longtemps que je n’y étais pas descendu et j’ai été surpris en remontant de voir que j’avais pu m’absenter du magasin sans même retourner l’affichette sur la porte, sans même fermer la porte, car qui voudrait entrer dans le magasin, dans la torpeur de l’après-midi ? Je t’ai déjà dit tout cela, mais sans doute est-il plus facile pour toi de ne pas écouter, sans doute t’est-il plus facile de t’enfermer dans les souvenirs, de rester dans l’appartement, de ne pas arpenter le quartier, car alors tu te rendrais compte qu’il faut vendre le magasin et cela tu ne peux t’y résoudre, et le fait que moi non plus je ne peux m’y résoudre ne change rien. Je continuerai à dire qu’il faut le vendre, et tu continueras à dire qu’il ne faut pas, et nous continuerons ainsi, dans cet étrange désert au milieu de la ville, dans cet étrange désert que sont devenues nos deux vies, dans cet envahissant désert qu’est devenue notre vie.

 

A partir d’une photographie d’Umberto Verdoliva : Steps… 2010.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article