Bulles (Série Street Photography)
Tandis qu’elle fait des bulles, debout sur le quai, je ne peux m’empêcher de me poser une fois de plus la question : que se serait-il passé si nous ne l’avions pas aperçue, dans la foule, seule, pas spécialement inquiète, non, mais seule au milieu de tous ces gens qui passaient près d’elle avec la plus totale indifférence ? C’est difficile à dire ; je n’ai pas la prétention d’affirmer que sans nous elle aurait été perdue, sans doute se serait-il trouvé quelqu’un d’autre pour l’aider, ne serait-ce qu’en vertu des lois de la statistique, quelqu’un d’autre pour lui donner à manger, pour lui fournir quelques habits afin de compléter ce qu’elle avait sur elle quand nous l’avons aperçue, c’est-à-dire bien peu : un petit short en éponge qui aurait aussi bien pu être un maillot de bain, des sandales en plastique, un T-shirt avec l’image d’un dinosaure dessus. Elle n’a pas su nous dire depuis combien de temps elle attendait sur ce trottoir. Mais non, elle n’attendait pas, elle était simplement là, et c’est son inactivité qui nous a mis la puce à l’oreille. Chacun, dans une foule, sait pourquoi il s’y trouve, il part au travail, en revient, fait ses courses, va rejoindre quelqu’un. Il faudrait, pour bien faire, demander à chacun où il va, pourquoi il est passé par cette rue, si ce qu’il va faire est une corvée ou au contraire s’il va rejoindre quelqu’un qu’il aime, même s’il est bien plus amusant de tenter de deviner ce qui motive chacune des personnes présentes sur ce quai, tandis que le train s’y glisse doucement, avec un bruit de machine essoufflée, et que les personnes commencent à s’assurer de leur valise, alors qu’il est trop tôt, bien trop tôt ; qu’il s’en faut encore d’une ou deux minutes peut-être avant que le train s’immobilise et que ses portes s’ouvrent. Elle a bien vu le train arriver, elle a bien vu qu’il ne serait immobile à quai que dans une minute ou deux, elle a bien vu les gens préparer leurs bagages pour embarquer, mais elle fait des bulles, debout sur le quai, et nous la regardons. Je ne saurais expliquer pourquoi nous lui avons acheté ce petit flacon à bulles en plastique. Elle l’a pris en nous regardant, mais sans dire merci, et s’est mise à faire des bulles, avec une habileté croissante. Ses bulles sont de plus en plus grosses, et elle les dirige de telle sorte qu’elles s’élèvent longtemps avant d’éclater. Et maintenant que le train est bien à quai, les gens doivent la contourner pour ne pas la bousculer, créant un léger ralentissement dans le flux de la foule, tandis que flottent autour d’eux des bulles, de grosses bulles. Mais c’est tout juste si on la regarde, personne en tous cas ne lui a fait ce genre de remarque, qu’un quai de gare n’est pas un endroit pour faire des bulles, et je comprends en la regardant que si, justement, qu’un quai de gare est le meilleur endroit pour faire des bulles, avant de monter à son tour dans le train. J’espère simplement qu’il lui restera suffisamment d’eau savonneuse pour faire encore quelques bulles quand elle sera arrivée. Sinon, j’imagine qu’elle se rendra dans une rue, près de la gare, qu’elle restera dans une rue, près de la gare.
A partir d’une photographie de Martin Molinero, non titrée, 13 juin 2012.