Pluie (Street Photography)
Il pleut et tu attends pour traverser. Tu es trempé depuis longtemps déjà. Tu as été trempé dès les premières secondes de l’averse. Et tu attends maintenant que le feu change de couleur, tu veux être sûr qu’une voiture ne va pas déboucher sur le boulevard. La chaussée est large à cet endroit, et la traversée peut prendre plusieurs secondes, suffisamment longtemps pour te faire renverser par une voiture qui n’aurait pas freiné à temps sur la chaussée mouillée. Une odeur de poussière humide monte maintenant du bitume. Tu aimes cette odeur, que l’on ne sent vraiment que l’été. L’hiver, penses-tu, on est trop occupé à se défendre contre le froid pour s’intéresser aux odeurs. A moins que les odeurs puissent geler comme tout le reste, comme l’eau, comme les pensées. Mais l’été, comme aujourd’hui, l’averse est une bénédiction après la chaleur moite qui a hanté ta journée, dissous tes idées et liquéfié tes envies, et tu savoures cette odeur. Chaque goutte d’eau crée un impact éblouissant dans la lumière. Tu sais déjà que tout à l’heure, quand l’averse aura pris fin et que le soleil aura de nouveau percé les nuages, tu pourras à peine regarder la chaussée détrempée, luisante, aveuglante. Ces gouttes qui éclatent te font penser à tes jeux d’enfant, quand tu lançais des mottes de terre sur le trottoir, près du terrain vague où tu jouais avec tes amis, quand tu te délectais de l’instant de leur éclatement, de la trace marron que l’impact laissait ensuite. Tu aurais presque envie de laisser passer encore un feu, de ne pas traverser tout de suite, de rester là à regarder les énormes gouttes s’écraser sur la chaussée. Tu laisses passer encore un feu. Tu regardes les passants qui attendent de l’autre côté que le signal piétons repasse au vert pour aller rejoindre le trottoir où tu te trouves. Sur la demie douzaine de piétons que tu regardes, presque immobiles en face de toi, seuls deux ont un parapluie. Les autres sont comme toi, en chemise à manches courtes. Ils sont trempés aussi mais pour eux les gouttes n’explosent pas dans la lumière qui vient de crever les nuages. Ils ont le soleil derrière eux et ne peuvent pas voir ce que tu vois, cette lumière éblouissante. Ce qu’ils voient c’est leur propre ombre traversée de traits de lumière. Le signal passe au vert et tu te décides enfin, tu t’engages sur la chaussée, marchant un peu plus lentement que tu le devrais, et quand tu parviens de l’autre côté, tu résistes à la tentation de te retourner pour juger de l’effet de la lumière. Mais déjà les gouttes s’espacent, et c’est seulement alors que tu prends conscience du bruit que faisaient les gouttes en s’écrasant sur toutes sortes de surfaces. Il y a le bruit sur la poubelle de métal, celui sur la tenture au-dessus de la vitrine du magasin de chaussures, il y a le bruit sur le sol et celui sur le capot et le toit des voitures qui stationnent, celui sur le parapluie quand tu croises l’homme qui a pensé à le prendre en prévision de l’averse, et celui tout simplement sur toi, sur ton corps, sur tes vêtements, sur ta tête nue. Le soleil réapparaît franchement à présent et l’odeur est plus forte que jamais. Tu décides de rester là, au milieu du trottoir, et d’attendre que ta chemise ait séché. A l’odeur de poussière se mêle maintenant celle de tes propres vêtements qui sèchent à une vitesse impressionnante, dégageant de fugaces vapeurs qui montent de tout ton corps, et dans lesquelles tu perçois, mais lointaine, l’odeur de la lessive que tu utilises, et c’est seulement quand tu as la sensation que tous tes vêtements sont secs, seulement quand les taches d’humidité sur le macadam se résorbent à vue d’œil, que tu te décides à te remettre en mouvement, que tu te décides à rentrer chez toi, juste un peu plus lentement.
D’après une photo de Trent Parke : Sydney, 1998