Chaussures (Série Street Photography)
Il faudrait ne rien avoir à faire avec la ville. L’ignorer, passer sur ses complexités, ses promesses d’errances, sa stérilité. Le trottoir particulièrement est un lieu redoutable à qui marche, comme moi, les yeux baissés. Une surface remplace l’autre, de larges plaques et des rectangles disposés en motifs, des bords toujours hauts, toujours trop hauts.
Dans toutes les rues de la ville, on trouve ces traces de chewing gum, comme autant d’impacts qui s’intègrent peu à peu à la chaussée, des petits galets blanchâtres sertis dans le bitume. Il faudrait marcher plutôt sur la chaussée, et je le fais aussi souvent que possible. Je n’ai jamais marché dans une ville inconnue, ou même dans ma propre ville, sans imaginer ce qu’étaient les lieux avant le bitume, avant cette oblitération. Les hommes ne sont que tolérés ici, ils oublient qu’ils ne s’installent ici qu’un instant, que les trottoirs seront bientôt éventrés, que les plantes bientôt en écarteront les moindres fissures. Qu’alors la ville sera belle comme jamais, quand elle sera devenue incompréhensible, quand personne ne marchera plus sur les trottoirs, quand personne n’ira plus vivre dans les hauteurs des immeubles, quand le simple fait de traverser la rue n’aura plus aucun sens, car l’idée même de rue aura été oubliée.
En attendant ce moment, j’ai ôté mes chaussures et marche maintenant pieds nus sur le trottoir mouillé. J’ai laissé mes chaussures dans une boîte que j’ai pris le soin d’incliner contre le mur, pour éviter que l’eau s’y accumule. Elles luisent des gouttes héritées de la dernière averse et sont aussi noires que le bitume. Je les regarde un moment, comme si je guettais l’instant où l’humanité que leur conférait le contact de mes pieds s’éloignera peu à peu d’elles. Elles sont dans une boîte, cela veut dire que quelqu’un pourrait encore les prendre, les faire siennes, et mesurer la différence entre nous à l’inconfort éprouvé en sentant sur ses pieds les points de friction, de pression, de frottements qui n’existaient plus pour moi depuis longtemps. J’ai froid aux pieds, mais je sais que la route ne sera plus très longue à présent. Tout à l’heure c’est mon manteau que j’accrocherai à une quelconque saillie dans un mur, à une pointe qui dépassera de la ville comme une épine. Et la chaleur quittera le manteau, et c’est un manteau froid, étranger, hostile que mettra celui qui le décrochera de la saillie, de la pointe, de l’épine. J’arpente la ville en cercles de plus en plus grands, jusqu’au moment où elle m’expulsera par un effet de force centrifuge, et je guette déjà les premiers signes, je guette le moment où je franchirai la lisière, où je franchirai les trottoirs et les froids chemins, et ma seule crainte est de ne pas saisir ce moment précis où la ville cesse d’être la ville. Où la ville cesse d’être. Où la ville cesse.
A partir d’une photo de Nils Jorgensen : Knightsbridge, Londres, 2004.