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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux

Buée (Série Street Photography)

8 Février 2012 , Rédigé par Analepse

On ne voit rien à travers la vitre. Cela vaut mieux. Que se passerait-il si l’on devait distinguer le moindre événement, la chute de l’enfant qui passe et repasse avec son vélo, le parapluie qui chancelle sous le vent, toujours sur le point de se retourner, que se passerait-il si l’on pouvait voir l’expression de l’enfant quand il comprend qu’il ne va pas freiner à temps, l’expression de l’homme au moment où le vent manque de lui arracher son parapluie ? La buée nous préserve de l’insupportable précision du monde, et pourquoi faut-il justement que je hasarde sur la vitre ce geste de rassembler de la main les infimes gouttelettes en un large faisceau sale et incertain ? C’est aussi à travers une buée, une autre sorte de buée, une nuée chaotique, que me parviennent les conversations et le bruit des verres qu’on entrechoque et les rires et les pas des clients du café.

 

Et pour vous ce sera ?

Un café, avec un brouillard de lait.

 

Retirer mes lunettes est une pauvre solution, je le sens bien. Mais c’est aussi le son que je mets à distance en m’enfermant dans l’étroite bulle de précision que me concède la myopie (un mètre de diamètre, tout au plus). Pour les odeurs, je n’ai pas eu besoin de trouver une solution, les odeurs font d’elles-mêmes une moyenne, les odeurs opèrent une chimie singulière. Et ce que j’aspire est pour finir une odeur vague, un peu écœurante et pourtant très gaie, il faut croire que j’aime les odeurs vagues et écœurantes.

 

Votre café, votre nuage de lait.

Brouillard. Merci.

 

La buée s’est reconstituée avec une espèce de maladresse touchante. L’homme au parapluie a poursuivi son chemin, l’enfant n’est pas tombé. Deux femmes passent, bras-dessus bras dessous, puis un homme, dans l’autre sens, des silhouettes tout au plus, des silhouettes qui auraient été presque nettes dans leur flou encore tout à l’heure, avant que je passe la main sur la vitre, et qui maintenant semblent cassées à l’endroit où le reste de buée rencontre le large faisceau sale et incertain que j’y ai tracé. J’avance la main vers la vitre, hésite un moment puis la recule, me demandant si je suis bien de taille, si je ne ferais pas mieux de m’intéresser à ma tasse de café, aux volutes de lait qui achèvent de s’épanouir comme de gros nuages dans ses profondeurs.

 

Du sucre ?

Non merci

 

Je ne mets jamais de sucre dans mon café. Je préfère continuer à regarder les évolutions des nuages dans la tasse. Je préfère rester encore un peu, dans les odeurs mêlées, dans le chaos des sons, dans l’anarchie de la lumière qui monte, dans le désordre des mouvements presque dansés de la serveuse et des clients, au-delà des limites de ma bulle d’un mètre de diamètre.

 

A partir d’une photographie d’Enzo Penna : Adieu, février 2010.

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Encore.
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