Roadie (Série Street Photography)
Le concert s’est terminé vers onze heures et demie, et je n’ai pas eu même le loisir de me demander pourquoi on n’avait pas rangé tout de suite après. Une discussion a éclaté entre le groupe qui passait et les organisateurs. Quand le seuil sonore a été trop important pour moi — curieux comme je ne supporte pas le bruit des engueulades, alors que j’encaisse des volumes impressionnants lors des concerts —, je me suis mis à l’écart en attendant qu’ils se mettent d’accord. Je n’ai même pas voulu savoir si c’était une question de fric, de filles à la fin, de réservation d’hôtel ou de futur contrat, ou encore d’alcool ou de dope ; je suis allé me mettre à l’écart, répondant à un instinct plus fort que moi, ou peut-être simplement à la force de l’habitude. J’ai fini par dégoter une des caisses de câbles, et comme elle était vide, je l’ai appuyée contre une autre caisse pour lui donner un angle commode et je me suis allongé dedans. Les parois de bois donnaient une acoustique curieuse au monde qui m’entourait, avec les gens qui s’affairaient (mais personne du staff officiel de démontage) sur la scène jonchée de fleurs lancées par les groupies déchaînées, les camionnettes qui faisaient des manœuvres pour se placer correctement et embarquer les instruments. J’ai entendu une rumeur comme d’un moteur qui faisait effort et je me suis un moment extrait de ma caisse pour voir d’où provenait le bruit. C’était le loueur de piano qui venait récupérer le Bösendorfer avec son petit module à chenilles. Puis il a embarqué le piano, claqué les portes arrière de sa camionnette, les a verrouillées et a démarré, laissant planer pendant plusieurs minutes une odeur d’essence mal brûlée. Puis les bruits de pas se sont espacés, et pour finir seule la rumeur lointaine du groupe électrogène, de l’autre côté de la scène s'est fait encore entendre. On avait oublié de l’arrêter, ou alors on estimait en avoir encore besoin pour éclairer. Éclairer quoi, bon sang ? C’est ce vague bruit en tous cas qui m’a bercé, accompagné dans le sommeil.
Se coucher avec les bruits de l’affairement humain et se réveiller au chant des oiseaux a été une expérience que je n’avais pas vécue depuis longtemps. Personne visiblement n’avait cru bon de me réveiller pour ranger, mais comme dans la caisse de câbles il y avait moi et seulement moi, et que je ne voyais personne aux alentours, j’en ai déduit que le rangement n’allait pas se faire tout de suite. Je me suis demandé si les artistes et les organisateurs avaient fini par s’entendre et puis j’ai décidé que cette question n’avait pas la moindre importance. L’odeur de bière mélangée à la poussière ne m’avait pas frappé la veille, c’était sans doute une affaire d’ambiance générale, de contexte. Là elle était plutôt écœurante, et elle m’a fait revenir en mémoire ces bals du quatorze juillet quand j’étais petit, et que coexistaient deux mondes : celui des adultes avec leurs alcools, leurs danses et leurs bagarres de fin de bal, et celui des enfants qui gravitaient autour des tables, et plus souvent en-dessous, créant de toutes pièces un espace provisoire de survie. C’était la même odeur fade, désespérante, chargée du regret de tous ceux qui avaient bu et se réveillaient le même que la veille.
A partir d’une photo de Mark Alor Powell : Mexico, 2007