Trésors (Série Street Photography)
Penchés sur la benne de métal vert, ils remuaient, couche après couche, les objets qui avaient été déposés un peu plus tôt dans l’après-midi. Ils profitaient de la lumière encore assez forte pour se livrer à cette exploration qu’ils auraient voulue plus méthodique, mais l’urgence les tenait, et la crainte que la police arrive et leur demande d’arrêter. Même alors, il n’est pas sûr qu’ils auraient suspendu leurs gestes, ni même qu’ils se seraient tournés vers le policier. Ou alors l’un d’eux l’aurait fait, pour donner le change, en signe de bonne foi, oui monsieur l’agent nous partons tout de suite, oui nous arrêtons. Nous comprenons monsieur l’agent, voilà nous ne sommes déjà plus là, nous sommes des ombres déjà évanouies, pendant que les deux autres s’activaient encore plus furieusement dans la benne, de peur que l’objet intéressant soit précisément celui qu’ils n’auraient pas vu, contraints à partir avant d’avoir soulevé cette dernière planche, cette dernière chaise cassée, cette dernière imprimante au plastique gris et jaunâtre éventré ; le dernier objet, le trésor, caché sous la chaise et sous l’imprimante, toujours caché plus profond, dans un terrible enfouissement. Oui sur la benne même il est écrit qu’il est interdit de fouiller dans les décombres, mais alors pourquoi l’avoir conçue avec une large cornière qui court à mi-hauteur sur toute la circonférence, et sur laquelle il est si commode de poser les pieds, confiant à son ventre la tâche d’assurer l’appui, tandis que les mains s’affairent dans les profondeurs sombres et les mystères. L’une des femmes a même enjambé le rebord, signe qu’elle devait déjà être parvenue dans les profondeurs de la benne, et si elle n’y est pas descendue complètement, ce qui l’aurait d’ailleurs mise à l’abri du regard des agents, c’est tout simplement de peur de se blesser sur les débris de verre coupant, de fer tordu, de planches fracassées, de peur d’affronter des menaces plus sournoises encore. Et plus elle enfonce ses bras, plus s’amenuise son espoir de trouver quelque chose d’intéressant, puisqu’il n’y a rien après le fonds, il n’y a plus rien sous le fonds, et à moins que l’un des deux autres trouve quelque chose, il leur faudra rentrer bredouille, ce qui leur est arrivé trop souvent ces derniers jours. La femme regarde moins attentivement sous les objets qu’elle déplace encore, distraite par les recherches de ses deux compagnons, qu’elle sent encore concentrés, encore fébriles, encore excités, recevant à chaque geste une brève décharge de rêve, qui disparaît instantanément avec la vision fugitive d’un bout de planche inutilisable, d’un fragment de miroir dans lequel il ne sera plus jamais possible de se regarder que par fragments, d’un ustensile mort. Derrière eux l’ombre s’allonge, qui va bientôt engloutir la benne et les promesses. Les gestes qui s’accéléraient tout à l’heure se font plus lents maintenant, et tandis que le soleil disparaît derrière l’immeuble, c’est presque mécaniquement qu’ils soulèvent une dernière planche, qu’ils laissent tomber le reste du miroir dont de nouveaux fragments vont se perdre dans les profondeurs. Et quand ils redescendent enfin, les deux femmes ne remarquent pas tout de suite la pièce de tissu que l’homme tient encore froissée contre lui, mais qu’il compte déployer tout à l’heure, pour elles.
A partir d’une photo de Jesse Marlow : Skip Divers, Melbourne, 2009