Chaussée (Série Street Photography)
Si je me suis assis au milieu de la rue pour faire ce que j’ai à faire, alors qu’il aurait été si simple de m’asseoir sur le bord du trottoir, c’est sans doute parce que j’avais envie qu’on doive faire un écart pour m’éviter, comme le scooter tout à l’heure qui ne m’a vu qu’au tout dernier moment, quand il était déjà presque trop tard. Le réverbère éclaire mieux le trottoir, et se réfléchit sur le long mur blanc de l’hôpital. Il serait facile, plus facile, trop facile de me poster sous sa lumière, mais la pénombre convient mieux à mon entreprise. Quelle qu’elle soit, les passants n’y prennent pas garde, tant il est vrai que cet endroit, et particulièrement cette portion de la rue est le lieu de toutes les tentatives, de tous les essais, de tous les rêves. Je suis au milieu de la rue, assis sur un petit tabouret de bois dont je ne me sépare jamais. J’ai étalé devant moi des épaisseurs d’étoffes indistinctes de diverses couleurs, de telle manière qu’il soit impossible de distinguer ce qu’elles dissimulent ni même si elles dissimulent quelque chose. Je propose ces formes au regard, éclairées par le faible reflet de la lumière réfléchie par le grand mur blanc. Un homme en triporteur s’est arrêté derrière moi, comme s’il ne voulait pas prendre le risque de le faire devant, comme si se tenir derrière moi était un meilleur rempart contre l’obligation supposée de m’adresser la parole. Il reste ainsi dans l’ombre et regarde ce que j’ai étalé sur le sol. Un autre homme debout fume une cigarette. Je sens qu’il regarde mon étalage, lui aussi. Je pourrais voir son visage si je me retournais. Mais je ne le ferai pas. Plus tard dans la nuit, à l’heure où les réverbères s’éteignent, alors qu’il ne fait pas encore jour, mais parce qu’on estime qu’il n’appartient plus désormais aux hommes de passer par cette rue, je remballerai mon paquetage, je reprendrai mon tabouret de bois. Je partirai.
A partir d’une photo de Ying Tang : Suzhou Creek, Shanghaï, 2009.