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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux

Chemise (Série Street Photography)

15 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Non, maman, je n’ai pas sali ma chemise. Je ne l’ai pas salie pour la bonne raison que je ne l’ai pas encore mise. J’attends d’être rentré chez moi. Si je la mets maintenant, il y a de fortes chances pour que je la salisse sans le faire exprès, sans le vouloir, je salis toujours mes chemises sans le faire exprès, sans le vouloir, sans le vouloir vraiment. Je l’ai laissée sur son cintre cette fois, et je tiens le cintre à bout de bras. Je ne vais plus le tenir bien longtemps car mon bras commence à fatiguer, et l’autre tient le combiné du téléphone public, maman. A moins que quelqu’un passe et me l’arrache, qu’il soit malintentionné ou pas, que son but ait vraiment été de prendre cette chemise et de la souiller en la lançant par terre et en la piétinant, ou que simplement il ait avancé sans regarder devant lui et m’ait arraché la chemise de la main, sans le vouloir davantage — car mon bras commence à fatiguer de porter le cintre en faisant attention à ce que la chemise ne traîne pas par terre, ce qu’elle a failli faire plus d’une fois pendant que nous nous parlons, maman — à moins de tout cela, je devrais pouvoir arriver jusqu’à la maison avec la chemise intacte sur son cintre. C’est la chemise bleue, celle que j’aime bien mettre quand j’invite quelqu’un à la maison. J’aime bien le boutonnage, chaque fois que je la mets, je savoure les gestes qu’il faut faire pour la boutonner. Les manches, les manches j’aime particulièrement les boutonner, le geste qu’il faut faire, si élégant, tourner légèrement le poignet pour amener les boutons et la boutonnière en face l’un de l’autre, il y a là un plaisir de l’élégance, et quand je le fais j’ai l’impression d’être un danseur qui exécute un mouvement à la perfection. Le bleu est peut-être un peu passé maintenant, à force de lavages, à moins que ce ne soit un effet du soleil particulièrement violent aujourd’hui. La lumière du soleil fait passer les couleurs, les ternit, c’est bien connu. Je n’ose pas l’accrocher à la cabine téléphonique, maman, j’ai peur qu’un coup de vent l’arrache, au moins au bout de mon bras je sais ce qui se passe, et je tiens fermement le cintre, je te prie de me croire. Tout à l’heure je vais raccrocher et rentrer chez moi, mon bras fatigue vraiment, maintenant, pas celui qui tient le combiné, que je peux toujours coincer entre mon épaule et mon cou — encore quelque chose que je n’aurais pu faire avec la chemise sur le dos — non, celui qui tient le cintre. C’est un cintre banal, en métal, je ne pense pas le garder quand j’aurai mis la chemise, tout à l’heure. Je le jetterai. Quand j’aurai besoin d’un cintre, à la maison, je prendrai celui de bois, celui qui est tellement large au niveau des épaules qu’on a l’impression que la chemise est sur quelqu’un. Des gens s’approchent maintenant, maman, et il est difficile de savoir s’ils en ont après le combiné, s’ils ont un coup de fil à passer, ou s’ils en ont après la chemise, ou tout simplement après moi, et je pense que je vais raccrocher maintenant. Je pense que je vais raccrocher.

 

A partir d’une photo de Mark Alor Powell : Mexico, 2007

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