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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux

Je me tourne (Série Street Photography)

30 Mars 2012 , Rédigé par Analepse

Je me tourne. Je sais que ma beauté un jour est appelée à disparaître, et c’est cette vague inquiétude qui sans doute, oui certainement, me fait me tourner. Je me tourne vers je ne sais quoi, je me détourne de je ne sais quoi, je veux disparaître. Mon visage est déjà perdu dans mes cheveux. En vérité je m’abrite déjà derrière mon visage, derrière le leurre de ma frange, derrière d’autres leurres, derrière chaque leurre. Je m’abrite derrière le soleil, je m’abrite derrière mon portable. Je me tourne pour éviter de regarder qui que ce soit, je dois ruser pour y parvenir, des gens il y en a partout. L’écran est petit, quand je le regarde je n’ai plus à regarder ce que je n’ai pas envie de regarder. Je me tourne pour échapper aux regards indifférents des gens qui ne se tournent pas. Des gens qui fixent. Des gens qui restent. Des gens qui ne bougent pas, et trouvent dans leur fixité une force que je n’ai jamais su vers où me tourner pour la trouver, ni même simplement la chercher. C’est peut-être contre cette fixité imbécile que je me tourne en vérité ou peut-être parce que j’en suis jalouse. Là-bas sera toujours mieux qu’ici, et c’est pour cela que je me tourne. J’ai peur du moment où, tout à l’heure, j’aurai peur de ne plus savoir où me tourner. C’est peut-être vers cette fixité imbécile que je devrais me tourner, allez savoir. C’est peut-être au bout de cette fixité imbécile que se trouvent les autres, que je me tourne pour ne pas voir. Je me tourne vers mon portable, et le soleil noie l’écran de lumière. N’importe quoi, me dis-je, si je me tourne dans sa direction assez longtemps, deviendra quelque chose vers lequel il valait la peine de se tourner. C’est pour cela, je le soupçonne, que je regarde maintenant la rangée de motos garées devant la grange. Pour cela que je n’attends pas que le type qui porte sa femme comme un sac de pommes de terre soit passé. Son passage dans l’axe de mon regard, au moment où il coupera la ligne imaginaire qui me relie aux motos garées le long de la grange, déclenchera un nouveau mouvement. Je me tournerai alors, dans quelques secondes et pour quelques secondes. J’ai peur de ne savoir que faire de ce répit. Je me tourne parce que le type à cheval, au loin, m’a appelée, et que ce mouvement m’offre un autre répit encore, peut-être plus durable. Et puis le type à cheval est loin, au point de pouvoir douter que je le regarde vraiment. Le type qui porte sa femme comme un sac de pommes de terre est passé maintenant, et il marche vers le type à cheval, au nom de je ne sais quelle connivence secrète. Et je l’imagine déposant sa femme sur la croupe du cheval, comme une de ces doubles sacoches qu’on voit derrière la selle des cowboys dans les westerns. Et tandis que je me tourne une dernière fois, tandis que le type qui porte sa femme comme un sac de pommes de terre la dépose effectivement sur la croupe du cheval, tandis qu’ils rient tous, et elle avec eux, je me tourne vers le soleil et je le regarde. Et le point jaune se transforme en point noir, noir à tout jamais.

 

A partir d’une photo de Jens Olof Lasthein : Kaliningrad, 2007

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