Petits papiers (Série Street Photography)
Qui regarde encore ce mur, qui lit encore les papiers qui y sont accrochés ? Il y a peu encore, tout le monde s’arrêtait, tout le monde commentait ce qu’il lisait sur les papiers. Cela avait été un événement quand ils avaient fleuri sur le mur. Il y avait d’abord eu un, puis deux papiers. Les gens n’y avaient pas pris garde tout de suite, il a fallu attendre qu’il y en ait une bonne cinquantaine pour qu’ils commencent à s’arrêter et les lisent (je parle de ceux qui savaient lire). Personne n’a vu qui que ce soit les coller sur le mur. Et c’était bien collés qu’ils étaient, et à la colle forte encore : une vieille femme avait essayé d’en décoller un, comme ça, sans raison, juste parce que la vocation du mur était de cerner une pièce d’une maison, et sûrement pas d’accueillir des petits papiers dont personne ne comprenait le sens. Elle avait d’ailleurs renoncé, après avoir juste écorné le papier sans altérer le message. Et c’était bien ce message qui posait problème, ou plutôt les messages que portaient les papiers. Car personne ne comprenait de quoi ils traitaient. Ils semblaient bien posséder une sorte de logique, constituer un ensemble, mais l’énigme qu’ils constituaient demeurait indéchiffrable. La première fois que les gens s’étaient arrêtés, certains avaient lu à haute voix le papier situé en haut à gauche, et qui devait constituer le début de la série. D’autres s’étaient mis à commenter (qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?). Bientôt l’attroupement a été assez important pour boucher le trottoir, et une femme a dû descendre sur la chaussée avec sa poussette pour contourner la masse des curieux. Certains ont sorti quelques victuailles qu’ils ramenaient du marché et les ont partagées avec ceux qui essayaient de lire. Curieusement, les messages sur les papiers n’ont pas déclenché de rires, de ces rires d’incompréhension par lesquels une foule se rassure sur sa santé mentale aux dépens de ce qui lui paraît insensé, avec ces commentaires un peu trop appuyés qui ne font que traduire une peur profondément enfouie. Au contraire, ils semblaient prendre ce qu’ils lisaient au sérieux, s’interrogeant sur le sens avec une forme, oui, d’honnêteté. De ce jour en tous cas, il n’y a pas eu de nouveau papier collé, comme si l’auteur des collages sauvages — il semblait ne pas y avoir d’autre explication à l’unité de l’ensemble que le fait qu’il ait été constitué par un auteur unique — était parvenu à son but en amenant cette foule à se constituer. Était-il là, quelque part, à savourer ce rassemblement ? Difficile de le dire. Il se pouvait d’ailleurs aussi bien que l’auteur fasse partie de l’attroupement, comme ces criminels qui se mêlent à la foule quand on vient de découvrir leur crime, pour jouir pleinement de ses réactions. Les gens sont restés un bon moment, comme si au fond cet événement leur apportait un divertissement bienvenu, une rupture dans le rythme monotone du quotidien. Et puis une femme a ramassé son cabas, a salué à la cantonade et est partie, bientôt imitée par tous les autres. Il n’est bientôt plus resté personne, et les messages sont toujours sur le mur, et plus personne ne regarde ce mur, plus personne ne lit les papiers qui y sont accrochés. La pluie en viendra à bout, même s’il lui faut plusieurs semaines, même s’il lui faut plusieurs mois, et il est probable que les mots disparaîtront avant même que les feuilles se décollent.
A partir d’une photo de Boris Savelev : Moscou, 1988