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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux

Photo (Série Street Photography)

10 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Je me sens ridicule, avec cette photo à la main. Comme si j’allais, par la grâce de ce bout de papier qui commence à bleuir à la lumière, retrouver le type qu’on m’a demandé de chercher. Et j’avance à contre-foule, la photo à la main, je la brandis un peu comme un talisman pour que les gens s’écartent, et ils s’écartent en effet, peut-être parce que je suis en costume sur la plage, et que cette tenue à cet endroit-là et à ce moment-là est vaguement inquiétante. Je ne sais plus très bien pourquoi j’ai choisi de commencer mes investigations par cette plage surpeuplée ; sans doute parce qu’il s’ y trouvait du monde et que cela accroissait mes chances statistiques de mettre la main sur le type que je cherche. Mais en fait de type, j’ai l’impression de ne croiser que des mères avec leurs enfants, et pas ce type au centre de la photo, qui n’aura, je pense pas forcément l’intention de me faciliter la tâche en s’arrangeant pour adopter exactement la même expression que sur la photo. Non, sûrement pas. Si au moins ils m’avaient fourni un film, sur lequel je l’aurais vu bouger, j’aurais pu saisir quelque chose de lui, extrapoler ses expressions, ses attitudes. La photo que je tiens à la main ne peut me servir en fin de compte qu’à trouver un mannequin de magasin de vêtements, ou l’une de ces silhouettes grandeur nature que l’on trouve parfois à l’entrée des cinémas. Mais pas un type vivant ; il sourit sur la photo et cela me fait une belle jambe qu’il sourie ; il va sûrement me sourire quand je le croiserai ? et attendre poliment que je lui délivre mon message : « M. Cheng veut vous voir. Maintenant. » ? Je le cherche sur cette plage parce qu’on m’a dit qu’il la fréquentait ; mais c’était autrefois, c’était avant que M. Cheng ne demande à le voir. Il a dû filer depuis, et d’ailleurs il n’était pas à son appartement, il n’y est même pas repassé, les autres l’auraient vu. Combien sommes-nous, à nous balader dans la ville, sur les plages, dans les faubourgs, brandissant stupidement cette photo au bout de notre bras, pour la confronter à chaque homme dans la quarantaine que nous croisons ? Si le type est un peu malin, il a dû deviner que nous allions chercher à le repérer à partir d’une de ses photos, et il se sera arrangé pour être méconnaissable, ce qui n’est pas bien compliqué. J’en ai marre de cette plage ; il fait trop chaud, et habituellement je ne vais pas sur la plage, je vais à la plage. Et je n’ai pas besoin d’avoir les yeux rivés sur la photo d’un type, alors qu’il y a plein de filles à reluquer. J’ai l’air vraiment déplacé dans ce complet noir, quand tout le monde sur la plage est en maillot de bain. Remarque, ce serait astucieux de sa part : on a toujours du mal à reconnaître nu quelqu’un qu’on a vu habillé, et sur la photo il est habillé, et il est bien possible que sa physionomie, que les traits de son visage même aient changé du seul fait qu’il s’est débarrassé de ses vêtements. Ce serait le fin du fin. J’ai envie de me mettre aussi en maillot de bain, est-ce que je serais méconnaissable en maillot de bain ? Mais je suis arrêté par l’idée que M. Cheng demanderait sûrement à me voir. Maintenant.

 

A partir d’une photo de Nils Mevenkamp : Lake of Heaven, Xinjiang province 2011. Série Streetlife China, 1990-2003.

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