Craie (Série Street Photography)
La vieille femme s’approche. Elle est vêtue d’un manteau kaki, d’une écharpe bien ajustée autour de son cou. Elle porte un béret noir et des gants marron. Au moment de s’approcher de la femme vêtue de blanc, elle jette un regard de côté, comme pour s’assurer que personne ne la voit, que personne ne la verra. Dans son regard, une mauvaise intention. Ou alors est-ce juste son regard normal, habituel ? Toujours difficile de savoir avec les inconnus, si l’expression que l’on surprend sur leur visage est bien le signe d’une émotion particulière, propre à ce moment précis, ou s’il s’agit d’un masque que la configuration de leurs traits leur impose à tout jamais, et qu’à défaut d’être un intime on ne peut décrypter ni dépasser. Et puis il y a son bras gauche à demi levé.
L’autre femme est plus jeune. Elle porte un anorak blanc dont le bord de la capuche est en fourrure, un pantalon noir. Ses cheveux blonds sont attachés à la va-vite avec un chouchou, dans une forme imprécise, rendue plus imprécise encore par le vent. Devant elle, sur le parapet face à la mer, un seau de plastique beige à anse blanche. Elle regarde dans le seau. D’ici, on ne saurait dire ce qu’elle regarde, ni pourquoi ce qu’il y a dans le seau lui semble plus intéressant que la mer grise qui s’étend devant elle, et qui baigne doucement les falaises de craie, sur la gauche. Voilà l’histoire : la femme vient rendre le poisson rouge à la mer. La question de savoir si elle le fait à l’insu de ses enfants ou avec leur accord pas n’est pas encore tranchée, ni celle de savoir si c’est parce que le poisson est devenu trop gros pour l’aquarium, ou si les enfants (s’ils ont donné leur accord) ont été pris d’un scrupule devant cette vie misérable passée à tourner dans un bocal. La femme hésite en tous cas, ou prend simplement le temps de se faire à l’idée, ou prend simplement le temps de dire au revoir au poisson rouge, car c’est elle qui l’aimait le plus, pour les enfants il n’a jamais été qu’un jouet de plus, c’est tout juste s’ils ont conscience qu’il s’agit d’un être vivant, ils ont fait pareil avec le cochon d’Inde et à force de le manipuler dans tous les sens, de le prendre sans cesse dans leurs bras ils avaient fini par avoir sa peau. La vieille femme ne regarde pas la femme en anorak, ni le seau, ni la mer, mais c’est peut-être pour mieux endormir sa méfiance, mieux dissimuler ses intentions à l’égard du poisson dans le seau. Ses mobiles demeurent assez flous, et s’il n’y avait pas cette lueur mauvaise dans son regard, on pourrait se bercer un instant de l’illusion qu’elle agit pour des motifs nobles, pour sauver le petit animal, mais à cause de cette expression dont on ne peut dire si elle est le signe d’une émotion particulière, ou s’il s’agit d’un masque que la configuration particulière de ses traits lui confère à tout jamais, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle convoite le poisson pour le donner à manger à son chat.
A partir d’une photo de Paul Russell : West Bay, Dorset, Grande-Bretagne, 2006