Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux
Articles récents

Tous les fantômes

29 Novembre 2024 , Rédigé par Analepse

       Tous les fantômes ne posent pas la main sur la rampe. Certains montent l’escalier d’une traite, sans pesanteur, d’un pas qu’on imagine léger. Les autres, eh bien, les autres font ce qu’ils peuvent, et leur main s’attarde sur la froide barre de métal, leur ombre finit par les résumer, et au lieu de passer légers ils s’enfoncent dans la matière du monde, dans la nuit, ils s’enfoncent dans tout ce dans quoi on est susceptible de s’enfoncer si on n’y prend pas garde. Pourtant ils continuent de monter, marche par marche, et je me dis qu’au fond je les admire, je leur envie cet acharnement, cette ténacité, et je me demande ce qui fait qu’ils continuent malgré le froid qui règne sur cette passerelle, malgré le froid qui toujours règnera sur cette passerelle. Quand j’en aurai fini de les regarder monter, il ne me restera plus qu’à leur emboîter le pas, et je ne sais pas, et je n’ai aucun moyen de savoir si mon pas sera léger sur les marches, s’il me fera voler jusqu’en haut de la passerelle et la redescendre presqu’en courant, de l’autre côté, ou si au contraire j’aurai besoin de m’accrocher à la rampe, aussi froide soit-elle, parce que le froid est de ce monde, et dans ce cas le poids de mes pas ne sera pas calculé, et je ferai comme les autres, je monterai, je monterai jusqu’en haut.

 

D'après une photographie de Alexey Titarenko : Vasileostrovskaya Metro Station, 1992 (Crowd 1)

Lire la suite

Plus comme avant

4 Novembre 2024 , Rédigé par Analepse

 

    Owen n’en était plus à regarder le ciel pendant des heures. Il avait longtemps pratiqué cela, du temps de Mélanie. Regarder la barre de nuages évoluer, les mouettes qui venaient tracer leurs trajectoires dans le ciel, ponctuant les lignes de leurs cris, reprenant le pouvoir sur les traînées des avions, désormais invisibles derrière le front gris qui donnait l’illusion de ne plus évoluer. Owen s’était assis sur le banc, éprouvant pour la première fois, se disait-il (en se trompant sur ce point ; ce n’était pas la première fois. Bref.), cette impression de pouvoir rester sans rien faire, sans rien faire absolument, sans lire, sans consulter son téléphone, sans engranger le paysage, livré, entièrement, à la vacuité de la mer face à lui, personne d'autre n’était venu s’asseoir sur le banc face à la mer. Il se rendit compte qu’il venait de passer plusieurs minutes sans penser à Mélanie. Cela fait plusieurs minutes que je n’ai pas pensé à Mélanie, se formula-t-il, levant les yeux une seconde à peine, pour constater que rien n’avait changé depuis qu’il était arrivé. Quelque part, à des milliers de kilomètres de lui, Mélanie menait sa nouvelle vie, Owen préférait ne pas y penser, et peut-être finalement était-ce une bonne idée de regarder le paysage. Sans même y penser, Owen leva les yeux, prenant prétexte du vol d’une mouette pour s’attarder sur le ciel lourd, enregistrant sans y penser les nuances de gris des masses nuageuses, leur évolution infiniment lente. Il fut tenté de se lever, pour se convaincre qu’il était encore en mouvement, que l’absence de Mélanie ne voulait pas dire que sa vie s'était ralentie, figée, mais pour finir il resta sur son banc, se connectant aux éléments. Il frissonna, Mélanie occupait maintenant la totalité de sa pensée, son image se projetant sur les nuages, sur l’horizon marin, partout. Un chien passa devant lui, Owen lui fut reconnaissant de ne pas être Mélanie, de ne rien incarner d’elle, de lui fournir au contraire une honorable distraction, de le replacer sur quelque chose qui ressemblait à sa propre trajectoire. Salut le chien, salut la mouette. Salut le nuage, salut les vagues de la mer. Salut les invisibles vers de terre dans le sol, salut.

 

D'après une photographie de Ryan Hardman : Straight Outta Plymouth

Lire la suite

Valentina

13 Octobre 2024 , Rédigé par Analepse

 

Valentina décide de s’arrêter un moment. La matinée a été éreintante. Le deuil, les émotions ont dû se faire une place au milieu des travaux quotidiens, au milieu de tout ce qu’il y a à faire dans la maison. Tout ce que j’ai à faire encore à la maison, pense Valentina. Mon Georges est mort ce matin, mais il a fallu tout de même m’occuper des petits enfants, les enfants que Marika a laissés à la charge de Valentina et Georges pour aller travailler à la ville.

Il a fallu dire à Marika que son père était mort. Ce qui sortait d’elle au téléphone était à peine un souffle et je reprends mon souffle dans l’escalier, je fais une pause, et Marika est restée silencieuse pendant plusieurs secondes, quinze au moins, peut-être trente, je ne sais plus. Valentina pose son avant-bras sur la tête de poteau de l’escalier, et elle est surprise elle-même par le long soupir qui sort d’elle et qui ne semble pas lui appartenir, un soupir interminable, et l’air qui sort de ses poumons semble provenir de générations très anciennes, tous ces ancêtres qui sortent par ma poitrine, c’est peut-être leur manière de faire le deuil avec moi, ce soupir inconnu sort de moi au nom de tous ceux qui nous ont précédés, Georges et moi, et de ceux qui nous suivent, Marika, les enfants.

Valentina s’attarde dans l’escalier plus que de raison, mais au fond c’est le seul endroit où l’on me laisse en paix, à la maison les enfants me sollicitent sans cesse, et d’ici que les premiers amis arrivent pour s’incliner sur le lit de Georges, le regardent une dernière fois avant la mise en bière, d’ici la veillée Valentina sait qu’elle n’aura plus une seconde à elle, et elle a besoin de ce temps pour elle, après ce sera une longue apnée, une infinie suspension dans la douleur des autres, dans le chagrin des autres. Et elle remercie au fond d’elle le soupir et les ancêtres, l’escalier et le soleil de cette belle journée d’été, cette belle journée d’été où Georges a cessé de vivre, et je suis restée longtemps à son chevet sans pouvoir bouger, sans pouvoir me détacher de toi, mon aimé, et dans l’escalier, appuyée sur le poteau, Valentina laisse le temps s’étirer, dans une autre dimension du souffle, il y a encore place pour de la quiétude dans toute cette douleur, et elle sait alors qu’elle va pouvoir inspirer de nouveau, remonter vers les enfants, vers Georges étendu sur son lit, je reste encore un peu appuyée ici, car j’aurai besoin du souvenir de ce moment, du souvenir de ce souffle, du souvenir des ancêtres, pour revenir dans le monde des vivants. Avant que les autres arrivent, tous les autres, il y a encore beaucoup à faire dans la maison.

D'après une photographie de Georges Georgiou, Série In The Shadow Of The Bear

Lire la suite

Je marchais, et puis

2 Octobre 2024 , Rédigé par Analepse

 

     Je marchais. Je marchais tranquillement. Je sortais de la réunion, rien de spécial, tout s’était très bien passé, les trucs habituels, rien d’extraordinaire, j’ai regardé Philip faire son show, et comme d’habitude les autres ont rigolé aux bons endroits, ont réagi, fait les quelques remarques qu’il était évident qu’ils feraient, la secrétaire est entrée deux fois remplir nos tasses de café, à un moment certains se sont laissés aller sur le dossier de la chaise, et c’est quelque chose qui ne trompe pas, cela, comme une coda dans un morceau de musique : on sait qu’on va vers la fin du morceau, qu’on y est presque. J’ai commencé à ranger mon ordinateur et mes notes. Philip était content de lui, la sensation d’avoir bien travaillé, une fois de plus. Puis chacun est sorti de la salle de réunion en disant à demain, oui, ok à demain Philip, c’est à quelle heure déjà, oui, oui, à demain, salut Georges, salut Omar. J’ai salué la secrétaire en lui rapportant ma tasse vide, je lui ramène toujours ma tasse vide, c’est une question de respect élémentaire, déjà qu’elle nous sert le café, elle n’est pas obligée. Elle m’a remercié et elle m’a dit bonsoir Monsieur Mitch. Dans l’ascenseur encore, tout était normal, la sensation de chatouillement dans l’estomac quand l’ascenseur prend de la vitesse, de tassement quand il freine avant d’arriver au rez-de-chaussée, le petit chuintement, que j’adore, des portes qui glissent pour s’ouvrir sur le hall. J’ai aussi salué Dean le gardien, avec son air éternellement taciturne, je donnerais cher pour savoir ce qu’a été sa vie, à Dean, ce qui l’a amené dans ce hall dont il semble faire partie de toute éternité, au point que je suis l’un des seuls à encore le saluer en partant, au revoir Dean, au revoir Monsieur Mitch. Mes pas ont résonné sur le marbre du hall. J’ai poussé les portes rotatives de l’immeuble, j’ai tout de suite été happé par la moiteur de l’air, par le bruit des klaxons, le vacarme insensé de la circulation. J’ai fait quelques pas dans l’air épais, le long des vitres du rez-de-chaussée, et puis sans raison je me suis arrêté à l’angle de l’immeuble, et c’était comme si des extra-terrestres m’avaient paralysé avec un rayon, je ne parvenais plus à bouger d’un pas. Comme si le pas suivant m’engageait de manière irrémédiable. M’engageait à quoi au juste ? C’est bien ce que je me demandais, debout à l’angle de l’immeuble, le regard fixé sur les dessins des plaques de pavement. Je me suis dit qu’il fallait que je me remette en marche, Marjorie allait s’inquiéter si elle me voyait rentrer plus tard que d’habitude, mais je ne parvenais pas à bouger d’un centimètre. Et petit à petit une espèce de panique est montée. Je ne parvenais plus à me souvenir d’un mot de ce qu’avait dit Philip tout à l’heure, ni de la blague qui avait fait rire les autres, et puis les autres ont disparu de ma mémoire, et puis Philip a disparu de ma mémoire et je suis resté là, immobile, à l’angle de l’immeuble, à repérer les motifs dans le pavement, les motifs dans les plaques de pavement.

D'après une photo de Richard Bram. Red Cube, Broadway & Liberty Street, New York 2009

Lire la suite

Il faudra

28 Septembre 2024 , Rédigé par Analepse

 

Il faudra que je change le papier peint, ça devient dramatique. Il était là déjà du temps du père, du temps du grand père, du temps des dieux. Cette boutique ne ressemble plus à rien, il faut me rendre à l’évidence. Même Leïla n’a rien pu faire pour inverser la décrépitude, pendant toutes ces années elle n’a rien fait, rien. Le papier peint, mais aussi la peinture, la porte, les étagères, tout ça chemine sans bouger vers la mort inexorable. Et maintenant qu’elle est partie, il y a peu de chances, vraiment peu de chances pour que ça change. Elle n’a rien fait, et maintenant c’est à moi de m’occuper de la boutique, de recevoir les clients, de prendre leurs mesures, de faire leur costume, pour lundi sans faute, oui bien sûr pour lundi sans faute, oui.

Il faudra que je change cette porte. Il faut croire que les clients ne voient rien non plus, pour continuer à entrer dans le magasin, pour continuer à me commander des costumes.

J’aurais dû finir par m’habituer, à force, mais non au fond, non, je ne m’habitue à rien, je ne m’habitue pas au départ de Leïla, et je vois le papier peint qui se décolle et c’est comme si en partant elle avait décollé une partie de ma peau, comme si elle était partie avec, mais une partie seulement. Si seulement elle avait tout pris, si elle m’avait débarrassé de moi-même, une bonne fois. Je fixe depuis combien de temps ce lambeau de papier décollé ? depuis combien de temps pendouille ce bout de papier, je déteste le drapé qu’il fait, les plis qu’il fait. Je préfère quand ça tombe bien, bien droit, c’est ce qu’ils attendent, les clients, que ça tombe bien droit. Tout le contraire de ce magasin, tout le contraire de ma vie qui pendouille. Est-ce que la vie du père a pendouillé comme ça, celle du grand-père ? Sinon ils l’auraient changé, eux, le papier peint, ils auraient réparé la porte, mais non. Du temps des dieux, j’avais encore une peau, j’étais encore quelqu’un, du temps des dieux je pouvais croire qu’avec Leïla nous reprendrions la boutique.

Il faudra que je repeigne l’établi, aussi, demain, un jour.

 

D'après une photographie de la série Fault Lines: Turkey/East/West de Georges Georgiou

Lire la suite

La porte ouverte

18 Septembre 2024 , Rédigé par Analepse

 

La porte est ouverte, pour le cas où tu voudrais rentrer. Je l’ai démontée il y a des années déjà, cette porte. Je ne la supportais pas, j’ai été heureux qu’elle disparaisse au profit du seuil. C’est intéressant les seuils. On peut s’y tenir sans être ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans. Moi je suis quelqu’un du dedans. C’est pour cela que j’ai besoin que le dehors soit accessible, toujours, et même si je ne le fais pas, le pas nécessaire pour sortir, je sais qu’il n’y a d’autre obstacle à l’accomplir que ceux que j’y mets moi-même, depuis toutes ces années. Quelqu’un du dedans, oui, quelqu’un qui reste à l’intérieur, nous vivons le conflit de l’ordre et de l’aventure, et je suis du côté de l’ordre, même si mon ordre, depuis ton départ, est un chaos, même si mes efforts pour l’organiser sont dérisoires et s’envolent à la moindre brise, comme les notes de ma guitare. Mais surtout, tu l’auras compris, j’aurais trop peur si je sortais d’être absent quand tu reviendras, de manquer ton retour. Est-ce que tu t’installerais à ton tour pour m’attendre ? Je te trouverais en rentrant, à jouer de la guitare peut-être, à rêver, à te perdre ici comme sans doute tu te perds ailleurs. Mais au fond je sais bien que je n’y crois pas, je ne crois pas à cette inversion des rôles. Tu as toujours été quelqu’un du dehors, toi. Les espaces, le monde, la marche droit devant, les rencontres, l’aventure, les étoiles et le vent. L’air de la nuit n’a aucun scrupule à le franchir, le seuil. Il souffle de très loin, je le sais, il souffle aussi un air respiré par d’autres, et pourquoi pas par toi ? Tu vois, ton souffle t’a précédé, où que tu sois à présent quelques atomes de toi me rendent visite, et j’imagine que je dois m’en contenter pour le moment. C’est aussi pour cela que j’ai démonté la porte, il y a des années de cela. Pour que le monde pénètre le lieu où je t’attends.

Et n’oublie pas, je t’en prie, n’oublie pas : il y a ici, pour toi, un seuil, un endroit où l’on n’est ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans.

18 septembre 2024

D'après une photographie de 2011 de Chema Hernández

.

 

Lire la suite

Vendre (Série Street Photography)

12 Juin 2012 , Rédigé par Analepse

On ne va rien vendre aujourd’hui. Cela tombe bien, je ne suis plus si sûr d’avoir envie de vendre. Nous avons bien vendu hier, mais rien aujourd’hui, et tu vois, rien ne l’explique, et toi-même tu es incapable de comprendre pourquoi. Est-ce le coin de trottoir qui est mauvais, cette portion de rue pourtant passante, est-ce que c’est le stand lui-même, est-ce que c’est le fait d’être les seuls à vendre quelque chose qui n’inspire pas confiance ? Est-ce que c’est que les objets étalés sur la table de camping sont, d’une façon qui nous échappe, repoussants ? Quand j’y réfléchis deux minutes, je me demande bien comment ce que nous avons à vendre peut rencontrer, à l’instant précis où l’œil du passant se pose dessus, son désir, justement à cet instant précis, à moins que ce soit l’objet lui-même qui crée un désir qui n’existait pas la seconde d’avant ? Qu’avons-nous à faire avec le désir de qui que ce soit, simplement parce que nous nous sommes installés ici, où de toutes façons personne ne s’installe jamais pour vendre. Je les vends, ces quelques objets dispersés sur la table de camping, et plus le temps passe, moins je comprends ce qui me pousse à m’en séparer, car ce n’est pas ce que leur vente nous rapporte, non, il y a autre chose. Et cette autre chose s’effrite à mesure que le temps passe, et j’en serais presque à jeter un regard hostile à qui voudrait m’acheter un objet, j’en serais presque à redouter qu’il le prenne dans ses mains, qu’il le tourne pour l’examiner sous toutes les coutures, qu’il le jauge, qu’il le désire, qu’il en vienne à aimer sa couleur, sa texture, son contact contre la main, j’en serais presque à détester le fantasme qu’il s’en fait, le voyant déjà trôner sur sa cheminée, s’il en a une, ou entre des livres sur l’étagère dans la bibliothèque du salon, s’il en a une, et qu’il le fasse admirer à sa petite amie, s’il en a une. Aussi je préfère attendre, adoptant, en appui contre la voiture qui est garée à cet endroit, une attitude dont je voudrais maintenant qu’elle soit dissuasive. Et j’imagine que le fait de me désintéresser de la vente, de cesser de jeter sur chaque passant des regards anxieux, implorants, pitoyables va les éloigner de la table, qu’ils passeront au large, et que je finirai par me fondre totalement dans le paysage de la ville, par m’y dissoudre avec mes objets qui n’intéressent personne. Et alors plus personne ne me verra, et encore moins le bric-à-brac que j’ai disposé sans ordre sur la table, et qui se confond avec le thermos presque vide maintenant, que j’ai posé aussi sur la table, de sorte qu’il peut passer lui aussi pour un objet à vendre. Tout à l’heure, quand le soleil se couchera, quand les passants se feront moins nombreux, je rangerai les objets dans le sac de sport que j’ai posé sous la table, et peut-être poserai-je simplement le sac sur la table, avant de me lever, de partir tranquillement, les mains dans les poches, comme si je n’avais rien à voir avec tout cela. Et peut-être finirai-je par savoir enfin ce que je désire.

 

 

D’après une photo du collectif Urban Exposure. New-York, Manhattan, 2004

 

Lire la suite

Valise (Série Street Photography)

21 Mai 2012 , Rédigé par Analepse

Et nous ne partirons pas en voyage... Nous descendrons les valises, comme font ceux qui partent en voyage. Mais nos valises seront vides, car nous ne partirons pas. Plus tard, demain peut-être, ou dans quelques jours, je descendrai les affaires qui étaient destinées au voyage, les affaires qui étaient destinées aux valises. Et elles se disperseront dans les poubelles : le lourd gagnera le fond, le léger restera à la surface, car c’est ainsi que fonctionne le monde. Je descendrai, je me débarrasserai des affaires, une fois de plus. C’est choquant, je sais, ces belles valises neuves dans ces poubelles cabossées, sans doute d’avoir reçu tant d’objets jamais utilisés, tant de vêtements jamais portés, tant de valises vides. Par une ironie piquante, on a doté les poubelles de roues solides, comme si elles étaient destinées à rouler au lieu de rester là. Comme si on pouvait les emprunter pour aller d’un point à un autre, pour circuler dans la ville, ou pour s’en échapper. On a pris soin de les construire étroites, pour que deux valises vides suffisent à les faire déborder. On les emporte sur leurs roulettes, puis on les vide, et elles reviennent, prêtes à d’autres voyages. On a pris soin de les construire élevées, pour qu’on soit obligé d’accomplir un geste ample en jetant la valise. Une manière de dire à celui qui jette vous êtes sûr ? Vous vous apprêtez à jeter des valises vides, est-ce que ça vaut bien la peine ? Si vous êtes sûr, que votre dernier geste ait au moins la grâce d’une danse ; que vous soyez, vous, gracieux comme un danseur. Et que les valises, l’une après l’autre, atterrissent dans la poubelle avec une forme d’élégance, que leur trajectoire soit irréprochable. Car devenir un instant le danseur vous fera oublier que vous êtes le jeteur, vous aidera à oublier le voyage auquel vous renoncez. On a pris soin de les construire en métal, pour que le son que produit la valise en heurtant la paroi résonne longtemps, le plus longtemps possible, et porte loin, pour faire écho, loin dans la ville, aux illusions démasquées qui heurtent d’autres parois. La poubelle tout à l’heure ira rouler dans le caniveau, car c’est la voie qu’empruntent les poubelles, les ruisseaux de la ville et les chiens. C’est la voie qu’empruntent les morceaux de papier, les valises vides et les rêves. C’est la voie qu’empruntent la poussière et les cendres. C’est la voie qu’empruntent aussi l’élégance et la grâce. Et celui qui a fait le geste du danseur, celui qui a communiqué à la valise son élan, celui-là regarde à présent le ruisseau qui traverse la ville, il suit les légers morceaux de papier, il suit les cendres et les poussières, il suit les rêves. Il met ses mains dans ses poches et regarde le cours du ruisseau, cherchant à deviner où il va, levant à peine les yeux de temps à autre, les baissant à nouveau vers le sillage, vers les reflets dans l’eau. Il a tout son temps.

 

A partir d'une photo de Guido Steenkamp : Berlin — Untitled, 17 avril 2011. 

Lire la suite

Hommage à Seydina Insa Wade

9 Mai 2012 , Rédigé par Analepse

DSC0164

Ayo, ayo, ayo néné…

C’est sans doute le souvenir le plus fort que je garderai de Seydina Insa Wade : la première chanson que notre fils Sajan, âgé d’un jour, a entendue depuis son berceau, c’était cette berceuse, que Sidi était venu lui chanter à l’hôpital où il était né. On veut croire que quelque part au fond de lui notre fils conserve une trace de ces quelques notes, de ces paroles en wolof ; que quelque part résonne en lui, de cette manière mystérieuse dont résonne en chacun d’entre nous toute musique importante, toute musique véritablement écoutée, cette petite mélodie. 

J’ai d’autres souvenirs de Seydina : cette émission de télé, Le Cercle de Minuit, pour laquelle il m’avait appelé le soir en catastrophe pour un passage en direct le soir même, car Hélène Billard, qui a tant joué avec lui et tant compté pour lui, était en province ce jour-là et ne pouvait assurer l’émission. Une chanson dont j’avais dû mémoriser la partie de violoncelle dans la loge, pour la jouer une heure plus tard devant les caméras. Mais c’est surtout de la séance de maquillage avant l’émission que je me souviens : il y avait là Jean d’Ormesson, et un historien auteur d’une monumentale histoire du socialisme. Pendant que les maquilleuses s’affairaient autour des trois hommes, Sidi leur avait demandé qui ils étaient. Il ne connaissait pas Jean d’Ormesson. Pourquoi d’ailleurs aurait-il connu Jean d’Ormesson ? A leur tour, courtoisement, ils lui avaient demandé qui il était. Je n’oublierai jamais leur visage à la réponse de Sidi, prononcée avec son zézaiement habituel : « Moi z’écris des poèmes en me promenant sur la plaze. Et puis les poèmes deviennent des sansons, ze les zoue sur ma guitare ». Inoubliable irruption d’une incroyable forme de pureté artistique dans la cour de ceux qui maîtrisent tout, le langage, l’expression, les usages du monde… mais qui paraissaient bien démunis, là, sur leurs fauteuils, avec au cou la petite serviette en papier que s’apprêtait à leur retirer la maquilleuse, sa dose de mensonge appliquée sur leur peau.

Et puis il y a eu le New Morning, avec certains morceaux mis au point dans la loge juste avant de jouer, à l’entracte. Elf la Pompe Afrique, de Nicolas Lambert, et cette mise en place furtive dans le noir, pour permettre le temps d’une chanson à Nicolas de se changer et de souffler un peu entre deux parties de son impressionnant spectacle. Souvenir des regards échangés dans le silence, en coulisses, juste avant l’entrée sur scène, pour se mettre en phase, accorder notre musique intérieure et nos émotions. Quelques autres concerts encore... Pas assez.

 

Repose en paix Seydina.

 

Seydina Insa Wade (Dakar 1948 – Dakar 2012). Poète, musicien, chanteur.

Lire la suite

Bulles (Série Street Photography)

7 Mai 2012 , Rédigé par Analepse

Tandis qu’elle fait des bulles, debout sur le quai, je ne peux m’empêcher de me poser une fois de plus la question : que se serait-il passé si nous ne l’avions pas aperçue, dans la foule, seule, pas spécialement inquiète, non, mais seule au milieu de tous ces gens qui passaient près d’elle avec la plus totale indifférence ? C’est difficile à dire ; je n’ai pas la prétention d’affirmer que sans nous elle aurait été perdue, sans doute se serait-il trouvé quelqu’un d’autre pour l’aider, ne serait-ce qu’en vertu des lois de la statistique, quelqu’un d’autre pour lui donner à manger, pour lui fournir quelques habits afin de compléter ce qu’elle avait sur elle quand nous l’avons aperçue, c’est-à-dire bien peu : un petit short en éponge qui aurait aussi bien pu être un maillot de bain, des sandales en plastique, un T-shirt avec l’image d’un dinosaure dessus. Elle n’a pas su nous dire depuis combien de temps elle attendait sur ce trottoir. Mais non, elle n’attendait pas, elle était simplement là, et c’est son inactivité qui nous a mis la puce à l’oreille. Chacun, dans une foule, sait pourquoi il s’y trouve, il part au travail, en revient, fait ses courses, va rejoindre quelqu’un. Il faudrait, pour bien faire, demander à chacun où il va, pourquoi il est passé par cette rue, si ce qu’il va faire est une corvée ou au contraire s’il va rejoindre quelqu’un qu’il aime, même s’il est bien plus amusant de tenter de deviner ce qui motive chacune des personnes présentes sur ce quai, tandis que le train s’y glisse doucement, avec un bruit de machine essoufflée, et que les personnes commencent à s’assurer de leur valise, alors qu’il est trop tôt, bien trop tôt ; qu’il s’en faut encore d’une ou deux minutes peut-être avant que le train s’immobilise et que ses portes s’ouvrent. Elle a bien vu le train arriver, elle a bien vu qu’il ne serait immobile à quai que dans une minute ou deux, elle a bien vu les gens préparer leurs bagages pour embarquer, mais elle fait des bulles, debout sur le quai, et nous la regardons. Je ne saurais expliquer pourquoi nous lui avons acheté ce petit flacon à bulles en plastique. Elle l’a pris en nous regardant, mais sans dire merci, et s’est mise à faire des bulles, avec une habileté croissante. Ses bulles sont de plus en plus grosses, et elle les dirige de telle sorte qu’elles s’élèvent longtemps avant d’éclater. Et maintenant que le train est bien à quai, les gens doivent la contourner pour ne pas la bousculer, créant un léger ralentissement dans le flux de la foule, tandis que flottent autour d’eux des bulles, de grosses bulles. Mais c’est tout juste si on la regarde, personne en tous cas ne lui a fait ce genre de remarque, qu’un quai de gare n’est pas un endroit pour faire des bulles, et je comprends en la regardant que si, justement, qu’un quai de gare est le meilleur endroit pour faire des bulles, avant de monter à son tour dans le train. J’espère simplement qu’il lui restera suffisamment d’eau savonneuse pour faire encore quelques bulles quand elle sera arrivée. Sinon, j’imagine qu’elle se rendra dans une rue, près de la gare, qu’elle restera dans une rue, près de la gare.

 

A partir d’une photographie de Martin Molinero, non titrée, 13 juin 2012.

Lire la suite
1 2 3 4 > >>