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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux
Articles récents

Pluie (Street Photography)

2 Mai 2012 , Rédigé par Analepse

Il pleut et tu attends pour traverser. Tu es trempé depuis longtemps déjà. Tu as été trempé dès les premières secondes de l’averse. Et tu attends maintenant que le feu change de couleur, tu veux être sûr qu’une voiture ne va pas déboucher sur le boulevard. La chaussée est large à cet endroit, et la traversée peut prendre plusieurs secondes, suffisamment longtemps pour te faire renverser par une voiture qui n’aurait pas freiné à temps sur la chaussée mouillée. Une odeur de poussière humide monte maintenant du bitume. Tu aimes cette odeur, que l’on ne sent vraiment que l’été. L’hiver, penses-tu, on est trop occupé à se défendre contre le froid pour s’intéresser aux odeurs. A moins que les odeurs puissent geler comme tout le reste, comme l’eau, comme les pensées. Mais l’été, comme aujourd’hui, l’averse est une bénédiction après la chaleur moite qui a hanté ta journée, dissous tes idées et liquéfié tes envies, et tu savoures cette odeur. Chaque goutte d’eau crée un impact éblouissant dans la lumière. Tu sais déjà que tout à l’heure, quand l’averse aura pris fin et que le soleil aura de nouveau percé les nuages, tu pourras à peine regarder la chaussée détrempée, luisante, aveuglante. Ces gouttes qui éclatent te font penser à tes jeux d’enfant, quand tu lançais des mottes de terre sur le trottoir, près du terrain vague où tu jouais avec tes amis, quand tu te délectais de l’instant de leur éclatement, de la trace marron que l’impact laissait ensuite. Tu aurais presque envie de laisser passer encore un feu, de ne pas traverser tout de suite, de rester là à regarder les énormes gouttes s’écraser sur la chaussée. Tu laisses passer encore un feu. Tu regardes les passants qui attendent de l’autre côté que le signal piétons repasse au vert pour aller rejoindre le trottoir où tu te trouves. Sur la demie douzaine de piétons que tu regardes, presque immobiles en face de toi, seuls deux ont un parapluie. Les autres sont comme toi, en chemise à manches courtes. Ils sont trempés aussi mais pour eux les gouttes n’explosent pas dans la lumière qui vient de crever les nuages. Ils ont le soleil derrière eux et ne peuvent pas voir ce que tu vois, cette lumière éblouissante. Ce qu’ils voient c’est leur propre ombre traversée de traits de lumière. Le signal passe au vert et tu te décides enfin, tu t’engages sur la chaussée, marchant un peu plus lentement que tu le devrais, et quand tu parviens de l’autre côté, tu résistes à la tentation de te retourner pour juger de l’effet de la lumière. Mais déjà les gouttes s’espacent, et c’est seulement alors que tu prends conscience du bruit que faisaient les gouttes en s’écrasant sur toutes sortes de surfaces. Il y a le bruit sur la poubelle de métal, celui sur la tenture au-dessus de la vitrine du magasin de chaussures, il y a le bruit sur le sol et celui sur le capot et le toit des voitures qui stationnent, celui sur le parapluie quand tu croises l’homme qui a pensé à le prendre en prévision de l’averse, et celui tout simplement sur toi, sur ton corps, sur tes vêtements, sur ta tête nue. Le soleil réapparaît franchement à présent et l’odeur est plus forte que jamais. Tu décides de rester là, au milieu du trottoir, et d’attendre que ta chemise ait séché. A l’odeur de poussière se mêle maintenant celle de tes propres vêtements qui sèchent à une vitesse impressionnante, dégageant de fugaces vapeurs qui montent de tout ton corps, et dans lesquelles tu perçois, mais lointaine, l’odeur de la lessive que tu utilises, et c’est seulement quand tu as la sensation que tous tes vêtements sont secs, seulement quand les taches d’humidité sur le macadam se résorbent à vue d’œil, que tu te décides à te remettre en mouvement, que tu te décides à rentrer chez toi, juste un peu plus lentement.

 

D’après une photo de Trent Parke : Sydney, 1998

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Chaussures (Série Street Photography)

28 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Il faudrait ne rien avoir à faire avec la ville. L’ignorer, passer sur ses complexités, ses promesses d’errances, sa stérilité. Le trottoir particulièrement est un lieu redoutable à qui marche, comme moi, les yeux baissés. Une surface remplace l’autre, de larges plaques et des rectangles disposés en motifs, des bords toujours hauts, toujours trop hauts.

Dans toutes les rues de la ville, on trouve ces traces de chewing gum, comme autant d’impacts qui s’intègrent peu à peu à la chaussée, des petits galets blanchâtres sertis dans le bitume. Il faudrait marcher plutôt sur la chaussée, et je le fais aussi souvent que possible. Je n’ai jamais marché dans une ville inconnue, ou même dans ma propre ville, sans imaginer ce qu’étaient les lieux avant le bitume, avant cette oblitération. Les hommes ne sont que tolérés ici, ils oublient qu’ils ne s’installent ici qu’un instant, que les trottoirs seront bientôt éventrés, que les plantes bientôt en écarteront les moindres fissures. Qu’alors la ville sera belle comme jamais, quand elle sera devenue incompréhensible, quand personne ne marchera plus sur les trottoirs, quand personne n’ira plus vivre dans les hauteurs des immeubles, quand le simple fait de traverser la rue n’aura plus aucun sens, car l’idée même de rue aura été oubliée.

En attendant ce moment, j’ai ôté mes chaussures et marche maintenant pieds nus sur le trottoir mouillé. J’ai laissé mes chaussures dans une boîte que j’ai pris le soin d’incliner contre le mur, pour éviter que l’eau s’y accumule. Elles luisent des gouttes héritées de la dernière averse et sont aussi noires que le bitume. Je les regarde un moment, comme si je guettais l’instant où l’humanité  que leur conférait le contact de mes pieds s’éloignera peu à peu d’elles. Elles sont dans une boîte, cela veut dire que quelqu’un pourrait encore les prendre, les faire siennes, et mesurer la différence entre nous à l’inconfort éprouvé en sentant sur ses pieds les points de friction, de pression, de frottements qui n’existaient plus pour moi depuis longtemps. J’ai froid aux pieds, mais je sais que la route ne sera plus très longue à présent. Tout à l’heure c’est mon manteau que j’accrocherai à une quelconque saillie dans un mur, à une pointe qui dépassera de la ville comme une épine. Et la chaleur quittera le manteau, et c’est un manteau froid, étranger, hostile que mettra celui qui le décrochera de la saillie, de la pointe, de l’épine. J’arpente la ville en cercles de plus en plus grands, jusqu’au moment où elle m’expulsera par un effet de force centrifuge, et je guette déjà les premiers signes, je guette le moment où je franchirai la lisière, où je franchirai les trottoirs et les froids chemins, et ma seule crainte est de ne pas saisir ce moment précis où la ville cesse d’être la ville. Où la ville cesse d’être. Où la ville cesse.

 

A partir d’une photo de Nils Jorgensen : Knightsbridge, Londres, 2004.

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Portrait (Série Street Photography)

23 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Ils ont abîmé ton portrait. Je ne comprends pas quel besoin ils avaient de faire ça. Mais ce qui compte c’est qu’ils l’ont fait. Ils ont dû le faire avec un marteau, il a au moins fallu un marteau et peut-être même un burin pour faire sauter l’émail du portrait, pas moins. Ils l’ont fait avec méthode, sans cela ils auraient détruit aussi le cadre, mais non, ils ont seulement cassé le visage, le détourant avec soin. On distingue encore le haut de tes cheveux noirs, on voit encore ton collier de barbe, on voit encore ta chemise blanche sans col, et les taches qui la constellent ne sont dues qu’à des dégradations qu’il faut bien accepter, elles, parce qu’elles sont le résultat de toutes les pluies qui se sont infiltrées dans la pierre, le résultat de la glace, de la chaleur, de la poussière. Le cadre, avec ses carreaux de faïence blanche, était déjà abîmé, je le sais bien, mais ton visage, après toutes ces années, on le devinait encore bien sous les tavelures. J’ai regardé s’ils avaient fait la même chose sur d’autres tombes, mais non. Seulement la tienne. Méthode et efficacité, il faut le reconnaître. Je dis ils, comme s’il était évident qu’ils étaient plusieurs, alors qu’ils ne pouvaient pas tenir le marteau à plusieurs, si ? À moins qu’ils se soient succédés, comme dans le crime de l’Orient-Express, un coup chacun. Je ne sais pourquoi, j’ai du mal à imaginer quelqu’un d’isolé. Qui aurait le courage de faire une chose pareille, il faut être plusieurs pour partager une tel acte, il faut s’entraîner les uns les autres, il faut se prouver que cet enchaînement de gestes, on n’en est pas responsable, il y avait les autres aussi. Ce geste, seul, il aurait fallu le construire intégralement, l’inventer de bout en bout, se dire je prends un marteau et un burin, je les mets dans un sac de toile assez solide pour qu’il ne se déchire pas sous le poids, et devant la tombe je les sors, et je commence par le nez, je décide que je m’arrêterai dès que cela ne sera plus un visage, je laisserai le haut des cheveux et le collier de barbe, juste cela, puis je rangerai le marteau et le burin dans le sac de toile et je rentrerai chez moi, et de toutes les façons ce n’est qu’une tombe, ce n’est qu’un portrait, ce n’est qu’un mort. Alors qu’à plusieurs on ne sait rapidement plus très bien qui a eu l’idée du marteau, qui a donné le premier coup, sur quelle partie du visage ; on ne sait rapidement plus très bien pourquoi on a choisi cette tombe-là plutôt qu’une autre (ou peut-être que si justement, peut-être qu’on le sait très bien ? Peut-être qu’il fallait absolument que ce soit cette tombe, ce portrait, ton portrait ?). Pour aujourd’hui, je vais me contenter de balayer les débris d’émail, je les mettrai dans un sac et je les ramènerai à la maison. Après, on verra bien. Pas vraiment envie d’y penser maintenant. Mais je reviendrai pour y penser, je m’agenouillerai à l’endroit où ils ont dû s’agenouiller pour atteindre avec le marteau et le burin le portrait au fond de la niche de pierre.

 

A partir d’une photo de George Georgiou, série Cyprus, 2006

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Rotoflex

14 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Des noms, vraiment ? Des noms, vous voulez des noms ? Oui mais il y faut un ordre, je ne donne pas des noms comme ça. Ce n’est pas gratuit, vous pensez bien. Trop facile, réfléchissez un peu. Il ne suffit pas de demander un nom, encore faut-il savoir ce que vous voulez en faire, si ce nom est destiné à rester un nom, à rester dans les limbes, ou si au contraire vous vous intéressez à des personnes qui se dissimuleraient derrière. Car il s’en dissimule toujours, un nom derrière un autre, un être derrière les nuages, et chacun se noie dans ses propres nuages, ça finit toujours comme ça. Je ne pose aucune question, moi, je demande simplement si vous êtes sûr de ce que vous faites. Si vous n’allez pas regretter tout à l’heure. Vous voulez donc des noms. Ou un nom ? Un seul nom ? C’est à la fois plus simple et plus compliqué, un seul nom. Car avez-vous bien réfléchi à la manière de le choisir ? Vous avez l’air à peine décidé à vrai dire, tout bien considéré, vous avez l’air de ceux qui ne savent pas quoi demander, qui sont juste convaincus qu’ils doivent demander quelque chose, qui ne partiront pas tant qu’ils n’auront pas demandé quelque chose. Et peu importe s’ils repartent avec cette chose qu’ils ont demandée, ce n’est pas le plus important, et d’ailleurs serez-vous plus satisfait d’avoir obtenu ce que vous demandiez, cela précisément, au lieu de cette autre chose à laquelle vous ne vous attendiez pas, cachée derrière un nom que vous ne connaissiez pas ? Chaque nom a au fond autant de valeur que le précédent ou le suivant. Comment se fait-il que vous ne vous en rendiez pas compte ? Vous faites comme vous voulez, naturellement. Je ne suis pas là pour commenter, je suis là pour donner des noms. Ou un seul nom ? C’est à la fois plus simple et plus compliqué. C’est vous qui voyez. Mais décidez-vous, ce n’est pas gratuit. Chacun ses nuages, chacun ses masques, mais dans l’ordre, s’il vous plaît, dans l’ordre.

 

A partir d’une photo de Joseph O. Holmes, série Workspaces, 2007-2011. 

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Photo (Série Street Photography)

10 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Je me sens ridicule, avec cette photo à la main. Comme si j’allais, par la grâce de ce bout de papier qui commence à bleuir à la lumière, retrouver le type qu’on m’a demandé de chercher. Et j’avance à contre-foule, la photo à la main, je la brandis un peu comme un talisman pour que les gens s’écartent, et ils s’écartent en effet, peut-être parce que je suis en costume sur la plage, et que cette tenue à cet endroit-là et à ce moment-là est vaguement inquiétante. Je ne sais plus très bien pourquoi j’ai choisi de commencer mes investigations par cette plage surpeuplée ; sans doute parce qu’il s’ y trouvait du monde et que cela accroissait mes chances statistiques de mettre la main sur le type que je cherche. Mais en fait de type, j’ai l’impression de ne croiser que des mères avec leurs enfants, et pas ce type au centre de la photo, qui n’aura, je pense pas forcément l’intention de me faciliter la tâche en s’arrangeant pour adopter exactement la même expression que sur la photo. Non, sûrement pas. Si au moins ils m’avaient fourni un film, sur lequel je l’aurais vu bouger, j’aurais pu saisir quelque chose de lui, extrapoler ses expressions, ses attitudes. La photo que je tiens à la main ne peut me servir en fin de compte qu’à trouver un mannequin de magasin de vêtements, ou l’une de ces silhouettes grandeur nature que l’on trouve parfois à l’entrée des cinémas. Mais pas un type vivant ; il sourit sur la photo et cela me fait une belle jambe qu’il sourie ; il va sûrement me sourire quand je le croiserai ? et attendre poliment que je lui délivre mon message : « M. Cheng veut vous voir. Maintenant. » ? Je le cherche sur cette plage parce qu’on m’a dit qu’il la fréquentait ; mais c’était autrefois, c’était avant que M. Cheng ne demande à le voir. Il a dû filer depuis, et d’ailleurs il n’était pas à son appartement, il n’y est même pas repassé, les autres l’auraient vu. Combien sommes-nous, à nous balader dans la ville, sur les plages, dans les faubourgs, brandissant stupidement cette photo au bout de notre bras, pour la confronter à chaque homme dans la quarantaine que nous croisons ? Si le type est un peu malin, il a dû deviner que nous allions chercher à le repérer à partir d’une de ses photos, et il se sera arrangé pour être méconnaissable, ce qui n’est pas bien compliqué. J’en ai marre de cette plage ; il fait trop chaud, et habituellement je ne vais pas sur la plage, je vais à la plage. Et je n’ai pas besoin d’avoir les yeux rivés sur la photo d’un type, alors qu’il y a plein de filles à reluquer. J’ai l’air vraiment déplacé dans ce complet noir, quand tout le monde sur la plage est en maillot de bain. Remarque, ce serait astucieux de sa part : on a toujours du mal à reconnaître nu quelqu’un qu’on a vu habillé, et sur la photo il est habillé, et il est bien possible que sa physionomie, que les traits de son visage même aient changé du seul fait qu’il s’est débarrassé de ses vêtements. Ce serait le fin du fin. J’ai envie de me mettre aussi en maillot de bain, est-ce que je serais méconnaissable en maillot de bain ? Mais je suis arrêté par l’idée que M. Cheng demanderait sûrement à me voir. Maintenant.

 

A partir d’une photo de Nils Mevenkamp : Lake of Heaven, Xinjiang province 2011. Série Streetlife China, 1990-2003.

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Petits papiers (Série Street Photography)

8 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Qui regarde encore ce mur, qui lit encore les papiers qui y sont accrochés ? Il y a peu encore, tout le monde s’arrêtait, tout le monde commentait ce qu’il lisait sur les papiers. Cela avait été un événement quand ils avaient fleuri sur le mur. Il y avait d’abord eu un, puis deux papiers. Les gens n’y avaient pas pris garde tout de suite, il a fallu attendre qu’il y en ait une bonne cinquantaine pour qu’ils commencent à s’arrêter et les lisent (je parle de ceux qui savaient lire). Personne n’a vu qui que ce soit les coller sur le mur. Et c’était bien collés qu’ils étaient, et à la colle forte encore : une vieille femme avait essayé d’en décoller un, comme ça, sans raison, juste parce que la vocation du mur était de cerner une pièce d’une maison, et sûrement pas d’accueillir des petits papiers dont personne ne comprenait le sens. Elle avait d’ailleurs renoncé, après avoir juste écorné le papier sans altérer le message. Et c’était bien ce message qui posait problème, ou plutôt les messages que portaient les papiers. Car personne ne comprenait de quoi ils traitaient. Ils semblaient bien posséder une sorte de logique, constituer un ensemble, mais l’énigme qu’ils constituaient demeurait indéchiffrable. La première fois que les gens s’étaient arrêtés, certains avaient lu à haute voix le papier situé en haut à gauche, et qui devait constituer le début de la série. D’autres s’étaient mis à commenter (qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?). Bientôt l’attroupement a été assez important pour boucher le trottoir, et une femme a dû descendre sur la chaussée avec sa poussette pour contourner la masse des curieux. Certains ont sorti quelques victuailles qu’ils ramenaient du marché et les ont partagées avec ceux qui essayaient de lire. Curieusement, les messages sur les papiers n’ont pas déclenché de rires, de ces rires d’incompréhension par lesquels une foule se rassure sur sa santé mentale aux dépens de ce qui lui paraît insensé, avec ces commentaires un peu trop appuyés qui ne font que traduire une peur profondément enfouie. Au contraire, ils semblaient prendre ce qu’ils lisaient au sérieux, s’interrogeant sur le sens avec une forme, oui, d’honnêteté. De ce jour en tous cas, il n’y a pas eu de nouveau papier collé, comme si l’auteur des collages sauvages — il semblait ne pas y avoir d’autre explication à l’unité de l’ensemble que le fait qu’il ait été constitué par un auteur unique — était parvenu à son but en amenant cette foule à se constituer. Était-il là, quelque part, à savourer ce rassemblement ? Difficile de le dire. Il se pouvait d’ailleurs aussi bien que l’auteur fasse partie de l’attroupement, comme ces criminels qui se mêlent à la foule quand on vient de découvrir leur crime, pour jouir pleinement de ses réactions. Les gens sont restés un bon moment, comme si au fond cet événement leur apportait un divertissement bienvenu, une rupture dans le rythme monotone du quotidien. Et puis une femme a ramassé son cabas, a salué à la cantonade et est partie, bientôt imitée par tous les autres. Il n’est bientôt plus resté personne, et les messages sont toujours sur le mur, et plus personne ne regarde ce mur, plus personne ne lit les papiers qui y sont accrochés. La pluie en viendra à bout, même s’il lui faut plusieurs semaines, même s’il lui faut plusieurs mois, et il est probable que les mots disparaîtront avant même que les feuilles se décollent.

 

A partir d’une photo de Boris Savelev : Moscou, 1988

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Diable (Série Street Photography)

2 Avril 2012 , Rédigé par Analepse

Pas trop envie de bouger. D’abord parce que les montants du diable me rentreraient dans le dos, juste entre les omoplates et la colonne. Ce n’est pas si gênant si on n’envisage pas de rester longtemps allongé. Mais justement, c’est une sieste que j’aimerais faire, et j’ai besoin de trouver une position supportable un certain temps. Tout à l’heure j’ai changé légèrement la position de mon pied, lui imprimant une très légère rotation. J’ai cru tout d’abord avoir trouvé quelque chose d’intéressant, j’ai cru pouvoir me laisser aller à dormir, mais il ne m’a pas fallu trente secondes pour me rendre compte que la barre métallique sur laquelle j’avais trouvé commode de prendre appui me sciait le pied. Alors c’est du côté de la tête que je me suis mis à chercher une position confortable. Mais impossible de dormir avec la tête vers le bas. J’ai déjà vu des gens dormir dans cette position, la tête tombant du lit, mais très peu pour moi. Peur que mon cou me trahisse, peur enfantine de rester bloqué dans cette position ; de ne jamais pouvoir redresser la tête. Pour bien faire, il faudrait que je ramène une partie de mon paquetage pour me soutenir la tête, mais ce serait au détriment de mon dos, qui bénéficierait alors d’une protection trop faible. Je pourrais aussi mettre ma main sous ma tête, mais je n’ai jamais pu m’endormir dans cette posture. J’ai roulé légèrement le haut de mon corps sur les étoffes compactées, cherchant à y creuser comme un nid avec mon corps, pour mon corps. En les tassant légèrement sous ma nuque, j’ai tenté de trouver un moyen terme entre les exigences du bas de ma colonne et celles du haut. Mais c’est comme si elles n’étaient au fond pas compatibles. C’est sans doute pour cela qu’on appelle ça un diable : parce qu’il met à la torture le corps de celui qui, après s’en être servi toute la matinée sous le soleil, veut s’offrir dessus un petit somme. Je fais toutes ces recherches sans me lever, car je sais que si je me lève pour arranger mieux les paquets d’étoffe, je ne me coucherai plus. Je m’assiérai probablement et m’accorderai une cigarette, en attendant de prendre le diable et d’aller sillonner une autre partie de la ville. Pas trop envie de me lever, non. En revanche je n’ai pas encore essayé de me placer à l’envers, je n’ai pas envisagé une seconde que ma tête puisse venir s’appuyer contre la partie basse du diable, et laisser dépasser mes pieds, quitte à les poser sur les poignées de plastique noir. J’ai sans doute considéré mon corps comme un paquet de plus, un paquet de plus, oui, qui va rester sur le diable encore le temps d’une sieste ; un paquet que je ne transporterai nulle part.

 

A partir d’une photo de Noah Butcher. Série Candid Street.

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Je me tourne (Série Street Photography)

30 Mars 2012 , Rédigé par Analepse

Je me tourne. Je sais que ma beauté un jour est appelée à disparaître, et c’est cette vague inquiétude qui sans doute, oui certainement, me fait me tourner. Je me tourne vers je ne sais quoi, je me détourne de je ne sais quoi, je veux disparaître. Mon visage est déjà perdu dans mes cheveux. En vérité je m’abrite déjà derrière mon visage, derrière le leurre de ma frange, derrière d’autres leurres, derrière chaque leurre. Je m’abrite derrière le soleil, je m’abrite derrière mon portable. Je me tourne pour éviter de regarder qui que ce soit, je dois ruser pour y parvenir, des gens il y en a partout. L’écran est petit, quand je le regarde je n’ai plus à regarder ce que je n’ai pas envie de regarder. Je me tourne pour échapper aux regards indifférents des gens qui ne se tournent pas. Des gens qui fixent. Des gens qui restent. Des gens qui ne bougent pas, et trouvent dans leur fixité une force que je n’ai jamais su vers où me tourner pour la trouver, ni même simplement la chercher. C’est peut-être contre cette fixité imbécile que je me tourne en vérité ou peut-être parce que j’en suis jalouse. Là-bas sera toujours mieux qu’ici, et c’est pour cela que je me tourne. J’ai peur du moment où, tout à l’heure, j’aurai peur de ne plus savoir où me tourner. C’est peut-être vers cette fixité imbécile que je devrais me tourner, allez savoir. C’est peut-être au bout de cette fixité imbécile que se trouvent les autres, que je me tourne pour ne pas voir. Je me tourne vers mon portable, et le soleil noie l’écran de lumière. N’importe quoi, me dis-je, si je me tourne dans sa direction assez longtemps, deviendra quelque chose vers lequel il valait la peine de se tourner. C’est pour cela, je le soupçonne, que je regarde maintenant la rangée de motos garées devant la grange. Pour cela que je n’attends pas que le type qui porte sa femme comme un sac de pommes de terre soit passé. Son passage dans l’axe de mon regard, au moment où il coupera la ligne imaginaire qui me relie aux motos garées le long de la grange, déclenchera un nouveau mouvement. Je me tournerai alors, dans quelques secondes et pour quelques secondes. J’ai peur de ne savoir que faire de ce répit. Je me tourne parce que le type à cheval, au loin, m’a appelée, et que ce mouvement m’offre un autre répit encore, peut-être plus durable. Et puis le type à cheval est loin, au point de pouvoir douter que je le regarde vraiment. Le type qui porte sa femme comme un sac de pommes de terre est passé maintenant, et il marche vers le type à cheval, au nom de je ne sais quelle connivence secrète. Et je l’imagine déposant sa femme sur la croupe du cheval, comme une de ces doubles sacoches qu’on voit derrière la selle des cowboys dans les westerns. Et tandis que je me tourne une dernière fois, tandis que le type qui porte sa femme comme un sac de pommes de terre la dépose effectivement sur la croupe du cheval, tandis qu’ils rient tous, et elle avec eux, je me tourne vers le soleil et je le regarde. Et le point jaune se transforme en point noir, noir à tout jamais.

 

A partir d’une photo de Jens Olof Lasthein : Kaliningrad, 2007

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Lendemain (Série Street Photography)

25 Mars 2012 , Rédigé par Analepse

La fête bat encore son plein, malgré l’heure matinale, dans le restaurant que nous venons de quitter. Et nous nous retrouvons, Eva et moi, au petit matin sur le parking. Même si je n’en ai pas parlé avec elle, j’ai bien senti qu’elle avait été sensible comme moi à l’incongruité de nous retrouver en tenue de soirée sur le parking, et quand nous avons commencé à marcher l’effet était plus dépaysant encore, elle avec son pantalon blanc, son chemisier blanc, son sac à main blanc, et sa coiffure de blonde décolorée qui commençait à s’effondrer ; et moi dans mon costume que j’oublie de faire reprendre d’une fête sur l’autre depuis trente ans, de sorte que je ne me souviens qu’en l’enfilant qu’il est mal ajusté, trop grand, que j’aurais dû le faire reprendre, et que je me promets de le faire pour la prochaine fête.

 

C’est Pavel qui a voulu partir. Je serais bien restée, moi. Je m’amusais bien à la fête, pour une fois. Et naturellement le bus ne passe pas, il est bien trop tôt, il s’en faut encore bien d’une heure au moins qu’il ne passe. Nous voilà tous les deux sur le parking, et je me sens absurdement obligée de suivre Pavel qui s’est engagé sur la route, comme si par sa seule présence il avait le pouvoir d’avancer l’heure de passage du bus. Et j’ai froid. Je n’ai pas voulu prendre de manteau, je pensais qu’on nous raccompagnerait, mais les autres s’amusent encore malgré l’heure matinale ou tardive, c’est selon, et naturellement personne n’a voulu s’absenter de la fête pour nous raccompagner en voiture. Je ne suis pas assez couverte, et j’ai froid, merde. Pavel doit avoir froid lui aussi. Il faudra que je lui dise un de ces jours que son costume est trop grand pour lui, il faudrait qu’il cesse de s’obstiner à le porter à toutes les occasions, il faudrait qu’il aille le faire reprendre.

 

Eva me suit mollement tandis que je m’engage sur la route. Pas une voiture ne passe, et pas de bus non plus. Tant qu’à être incongru, déplacé, autant se tenir au milieu de la route, qu’est-ce qu’on risque ? L’air frais du matin commence à me dégriser, et je commence à regretter d’avoir quitté la fête si vite. J’hésite à allumer ma dernière cigarette et finalement me décide. A la fin de la cigarette, le bus devrait apparaître. A moins que le seul fait de l’allumer le fasse apparaître, c’est comme une loi cosmique, écrite je ne sais où, selon laquelle il suffit que j’allume une cigarette pour aussitôt devoir l’éteindre. En tous les cas c’est la dernière.

 

N’importe qui aurait rangé le paquet de cigarettes vide dans sa poche, ou serait retourné le mettre dans la poubelle du parking, mais Pavel le froisse et le jette au milieu de la route. Dérisoire tache rouge et blanche sur le gris du bitume. Dérisoire attente au milieu de la route, dans nos tenues de soirées dérisoires. Il a presque fini sa cigarette, et pas de bus à l’horizon. Dans le silence du matin on perçoit encore les éclats assourdis de la fête. Pavel ne regarde même plus dans la direction d’où devrait arriver le bus. Il jette sa cigarette, le regard fixe. Et maintenant ?

 

A partir d’une photographie de George Georgiou, extraite de la série The Shadow Of A Bear : Georgia.

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Plantation (Série Street Photography)

21 Mars 2012 , Rédigé par Analepse

Cela finira bien par pousser. Au début je n’y croyais pas trop. Pas assez de lumière. Et l’eau arrive de manière inégale, et la terre, la terre ne semble pas très riche, on dirait du sable qu’on aurait aggloméré pour lui donner une certaine compacité. Et puis, même si cela peut semble absurde, je me suis demandé si le bruit des voitures qui passent au-dessus sur la double rocade, en un flot continuel qui ne cesse même pas la nuit était bien propice à faire pousser quoi que ce soit. Peut-être que le bruit des voitures gêne les plantes ? Je ne parviens toujours pas à répondre à cette question de manière tranchée, mais en tous cas il faut bien reconnaître que j’ai éprouvé un certain plaisir à retourner la terre. J’ai eu du mal au début, je n’avais pas d’outil, et c’est un morceau de barrière de sécurité de l’autoroute qui m’a servi et de pelle et de pioche, et qui a dû tomber de la rocade au-dessus. Je me suis esquinté les mains, ce n’est pas pour rien que pelles et pioches sont pourvues de manches. Mais j’ai pu creuser assez pour pouvoir semer les graines que j’avais recueillies sur les plantes dans le terrain vague. Personne ne viendra me déranger par ici, car personne ne passe par ici, il n’y a pas assez de lumière, pas assez d’eau, et le vaste espace sous la double rocade est battu par les courants d’air qui apportent souvent des odeurs d’essence. Et puis il y a le bruit continuel du flot de voitures, et il n’y a bien que moi pour venir faire des plantations ici, pour rester à les veiller, jour et nuit, en attendant de voir ce qui va pousser. J’ai fini par m’allonger par terre, comme si j’allais pouvoir entendre la rumeur lointaine des plantes qui poussent, avec le vacarme incessant des voitures qui passent. J’ai trouvé une sorte de natte que j’ai étendue à même le sol, et je reste allongé sur le dos la plupart du temps. Je regarde les dalles de béton de la double rocade, au-dessus de moi. Et comme je ne sais quoi faire de cette attente je regarde aussi les oiseaux qui sont venus nicher sous les dalles, sous les vastes poutres de béton qui soutiennent la double rocade. Je les surveille du coin de l’œil, au cas où il leur prendrait l’envie de venir picorer les graines que je ne suis pas parvenu à enfouir très profond, car je suis vite tombé en creusant sur une espèce de bâche goudronnée, que je n’ai pas osé crever pour atteindre la terre qui est au-dessous, plus profond. C’est pourquoi il faut que je reste ici allongé, pour surveiller les plantations, et quand les premières pousses apparaîtront, elles me trouveront là à veiller, et les oiseaux à ce moment auront fini par se lasser, auront fini par comprendre que je resterai là, à veiller, auront fini par comprendre qu’ils ne sont pas de taille.

 

A partir d’une photographie d’Adrian Fisk : New Motorway, Dehli, India.

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