Diable (Série Street Photography)
Pas trop envie de bouger. D’abord parce que les montants du diable me rentreraient dans le dos, juste entre les omoplates et la colonne. Ce n’est pas si gênant si on n’envisage pas de rester longtemps allongé. Mais justement, c’est une sieste que j’aimerais faire, et j’ai besoin de trouver une position supportable un certain temps. Tout à l’heure j’ai changé légèrement la position de mon pied, lui imprimant une très légère rotation. J’ai cru tout d’abord avoir trouvé quelque chose d’intéressant, j’ai cru pouvoir me laisser aller à dormir, mais il ne m’a pas fallu trente secondes pour me rendre compte que la barre métallique sur laquelle j’avais trouvé commode de prendre appui me sciait le pied. Alors c’est du côté de la tête que je me suis mis à chercher une position confortable. Mais impossible de dormir avec la tête vers le bas. J’ai déjà vu des gens dormir dans cette position, la tête tombant du lit, mais très peu pour moi. Peur que mon cou me trahisse, peur enfantine de rester bloqué dans cette position ; de ne jamais pouvoir redresser la tête. Pour bien faire, il faudrait que je ramène une partie de mon paquetage pour me soutenir la tête, mais ce serait au détriment de mon dos, qui bénéficierait alors d’une protection trop faible. Je pourrais aussi mettre ma main sous ma tête, mais je n’ai jamais pu m’endormir dans cette posture. J’ai roulé légèrement le haut de mon corps sur les étoffes compactées, cherchant à y creuser comme un nid avec mon corps, pour mon corps. En les tassant légèrement sous ma nuque, j’ai tenté de trouver un moyen terme entre les exigences du bas de ma colonne et celles du haut. Mais c’est comme si elles n’étaient au fond pas compatibles. C’est sans doute pour cela qu’on appelle ça un diable : parce qu’il met à la torture le corps de celui qui, après s’en être servi toute la matinée sous le soleil, veut s’offrir dessus un petit somme. Je fais toutes ces recherches sans me lever, car je sais que si je me lève pour arranger mieux les paquets d’étoffe, je ne me coucherai plus. Je m’assiérai probablement et m’accorderai une cigarette, en attendant de prendre le diable et d’aller sillonner une autre partie de la ville. Pas trop envie de me lever, non. En revanche je n’ai pas encore essayé de me placer à l’envers, je n’ai pas envisagé une seconde que ma tête puisse venir s’appuyer contre la partie basse du diable, et laisser dépasser mes pieds, quitte à les poser sur les poignées de plastique noir. J’ai sans doute considéré mon corps comme un paquet de plus, un paquet de plus, oui, qui va rester sur le diable encore le temps d’une sieste ; un paquet que je ne transporterai nulle part.
A partir d’une photo de Noah Butcher. Série Candid Street.
Je me tourne (Série Street Photography)
Je me tourne. Je sais que ma beauté un jour est appelée à disparaître, et c’est cette vague inquiétude qui sans doute, oui certainement, me fait me tourner. Je me tourne vers je ne sais quoi, je me détourne de je ne sais quoi, je veux disparaître. Mon visage est déjà perdu dans mes cheveux. En vérité je m’abrite déjà derrière mon visage, derrière le leurre de ma frange, derrière d’autres leurres, derrière chaque leurre. Je m’abrite derrière le soleil, je m’abrite derrière mon portable. Je me tourne pour éviter de regarder qui que ce soit, je dois ruser pour y parvenir, des gens il y en a partout. L’écran est petit, quand je le regarde je n’ai plus à regarder ce que je n’ai pas envie de regarder. Je me tourne pour échapper aux regards indifférents des gens qui ne se tournent pas. Des gens qui fixent. Des gens qui restent. Des gens qui ne bougent pas, et trouvent dans leur fixité une force que je n’ai jamais su vers où me tourner pour la trouver, ni même simplement la chercher. C’est peut-être contre cette fixité imbécile que je me tourne en vérité ou peut-être parce que j’en suis jalouse. Là-bas sera toujours mieux qu’ici, et c’est pour cela que je me tourne. J’ai peur du moment où, tout à l’heure, j’aurai peur de ne plus savoir où me tourner. C’est peut-être vers cette fixité imbécile que je devrais me tourner, allez savoir. C’est peut-être au bout de cette fixité imbécile que se trouvent les autres, que je me tourne pour ne pas voir. Je me tourne vers mon portable, et le soleil noie l’écran de lumière. N’importe quoi, me dis-je, si je me tourne dans sa direction assez longtemps, deviendra quelque chose vers lequel il valait la peine de se tourner. C’est pour cela, je le soupçonne, que je regarde maintenant la rangée de motos garées devant la grange. Pour cela que je n’attends pas que le type qui porte sa femme comme un sac de pommes de terre soit passé. Son passage dans l’axe de mon regard, au moment où il coupera la ligne imaginaire qui me relie aux motos garées le long de la grange, déclenchera un nouveau mouvement. Je me tournerai alors, dans quelques secondes et pour quelques secondes. J’ai peur de ne savoir que faire de ce répit. Je me tourne parce que le type à cheval, au loin, m’a appelée, et que ce mouvement m’offre un autre répit encore, peut-être plus durable. Et puis le type à cheval est loin, au point de pouvoir douter que je le regarde vraiment. Le type qui porte sa femme comme un sac de pommes de terre est passé maintenant, et il marche vers le type à cheval, au nom de je ne sais quelle connivence secrète. Et je l’imagine déposant sa femme sur la croupe du cheval, comme une de ces doubles sacoches qu’on voit derrière la selle des cowboys dans les westerns. Et tandis que je me tourne une dernière fois, tandis que le type qui porte sa femme comme un sac de pommes de terre la dépose effectivement sur la croupe du cheval, tandis qu’ils rient tous, et elle avec eux, je me tourne vers le soleil et je le regarde. Et le point jaune se transforme en point noir, noir à tout jamais.
A partir d’une photo de Jens Olof Lasthein : Kaliningrad, 2007
Lendemain (Série Street Photography)
La fête bat encore son plein, malgré l’heure matinale, dans le restaurant que nous venons de quitter. Et nous nous retrouvons, Eva et moi, au petit matin sur le parking. Même si je n’en ai pas parlé avec elle, j’ai bien senti qu’elle avait été sensible comme moi à l’incongruité de nous retrouver en tenue de soirée sur le parking, et quand nous avons commencé à marcher l’effet était plus dépaysant encore, elle avec son pantalon blanc, son chemisier blanc, son sac à main blanc, et sa coiffure de blonde décolorée qui commençait à s’effondrer ; et moi dans mon costume que j’oublie de faire reprendre d’une fête sur l’autre depuis trente ans, de sorte que je ne me souviens qu’en l’enfilant qu’il est mal ajusté, trop grand, que j’aurais dû le faire reprendre, et que je me promets de le faire pour la prochaine fête.
C’est Pavel qui a voulu partir. Je serais bien restée, moi. Je m’amusais bien à la fête, pour une fois. Et naturellement le bus ne passe pas, il est bien trop tôt, il s’en faut encore bien d’une heure au moins qu’il ne passe. Nous voilà tous les deux sur le parking, et je me sens absurdement obligée de suivre Pavel qui s’est engagé sur la route, comme si par sa seule présence il avait le pouvoir d’avancer l’heure de passage du bus. Et j’ai froid. Je n’ai pas voulu prendre de manteau, je pensais qu’on nous raccompagnerait, mais les autres s’amusent encore malgré l’heure matinale ou tardive, c’est selon, et naturellement personne n’a voulu s’absenter de la fête pour nous raccompagner en voiture. Je ne suis pas assez couverte, et j’ai froid, merde. Pavel doit avoir froid lui aussi. Il faudra que je lui dise un de ces jours que son costume est trop grand pour lui, il faudrait qu’il cesse de s’obstiner à le porter à toutes les occasions, il faudrait qu’il aille le faire reprendre.
Eva me suit mollement tandis que je m’engage sur la route. Pas une voiture ne passe, et pas de bus non plus. Tant qu’à être incongru, déplacé, autant se tenir au milieu de la route, qu’est-ce qu’on risque ? L’air frais du matin commence à me dégriser, et je commence à regretter d’avoir quitté la fête si vite. J’hésite à allumer ma dernière cigarette et finalement me décide. A la fin de la cigarette, le bus devrait apparaître. A moins que le seul fait de l’allumer le fasse apparaître, c’est comme une loi cosmique, écrite je ne sais où, selon laquelle il suffit que j’allume une cigarette pour aussitôt devoir l’éteindre. En tous les cas c’est la dernière.
N’importe qui aurait rangé le paquet de cigarettes vide dans sa poche, ou serait retourné le mettre dans la poubelle du parking, mais Pavel le froisse et le jette au milieu de la route. Dérisoire tache rouge et blanche sur le gris du bitume. Dérisoire attente au milieu de la route, dans nos tenues de soirées dérisoires. Il a presque fini sa cigarette, et pas de bus à l’horizon. Dans le silence du matin on perçoit encore les éclats assourdis de la fête. Pavel ne regarde même plus dans la direction d’où devrait arriver le bus. Il jette sa cigarette, le regard fixe. Et maintenant ?
A partir d’une photographie de George Georgiou, extraite de la série The Shadow Of A Bear : Georgia.
Plantation (Série Street Photography)
Cela finira bien par pousser. Au début je n’y croyais pas trop. Pas assez de lumière. Et l’eau arrive de manière inégale, et la terre, la terre ne semble pas très riche, on dirait du sable qu’on aurait aggloméré pour lui donner une certaine compacité. Et puis, même si cela peut semble absurde, je me suis demandé si le bruit des voitures qui passent au-dessus sur la double rocade, en un flot continuel qui ne cesse même pas la nuit était bien propice à faire pousser quoi que ce soit. Peut-être que le bruit des voitures gêne les plantes ? Je ne parviens toujours pas à répondre à cette question de manière tranchée, mais en tous cas il faut bien reconnaître que j’ai éprouvé un certain plaisir à retourner la terre. J’ai eu du mal au début, je n’avais pas d’outil, et c’est un morceau de barrière de sécurité de l’autoroute qui m’a servi et de pelle et de pioche, et qui a dû tomber de la rocade au-dessus. Je me suis esquinté les mains, ce n’est pas pour rien que pelles et pioches sont pourvues de manches. Mais j’ai pu creuser assez pour pouvoir semer les graines que j’avais recueillies sur les plantes dans le terrain vague. Personne ne viendra me déranger par ici, car personne ne passe par ici, il n’y a pas assez de lumière, pas assez d’eau, et le vaste espace sous la double rocade est battu par les courants d’air qui apportent souvent des odeurs d’essence. Et puis il y a le bruit continuel du flot de voitures, et il n’y a bien que moi pour venir faire des plantations ici, pour rester à les veiller, jour et nuit, en attendant de voir ce qui va pousser. J’ai fini par m’allonger par terre, comme si j’allais pouvoir entendre la rumeur lointaine des plantes qui poussent, avec le vacarme incessant des voitures qui passent. J’ai trouvé une sorte de natte que j’ai étendue à même le sol, et je reste allongé sur le dos la plupart du temps. Je regarde les dalles de béton de la double rocade, au-dessus de moi. Et comme je ne sais quoi faire de cette attente je regarde aussi les oiseaux qui sont venus nicher sous les dalles, sous les vastes poutres de béton qui soutiennent la double rocade. Je les surveille du coin de l’œil, au cas où il leur prendrait l’envie de venir picorer les graines que je ne suis pas parvenu à enfouir très profond, car je suis vite tombé en creusant sur une espèce de bâche goudronnée, que je n’ai pas osé crever pour atteindre la terre qui est au-dessous, plus profond. C’est pourquoi il faut que je reste ici allongé, pour surveiller les plantations, et quand les premières pousses apparaîtront, elles me trouveront là à veiller, et les oiseaux à ce moment auront fini par se lasser, auront fini par comprendre que je resterai là, à veiller, auront fini par comprendre qu’ils ne sont pas de taille.
A partir d’une photographie d’Adrian Fisk : New Motorway, Dehli, India.
Le Bac (Série Street Photography)
Je suis venu chaque jour. J’ai attendu dans le froid, près de l’embarcadère. Pour m’occuper l’esprit en attendant l’arrivée du bac j’ai regardé les glaçons qui dérivaient lentement, au gré d’un courant imperceptible. Je connais bien les glaçons maintenant. Ils passent aussi lentement que les nuages, de droite à gauche, sans un bruit. Et je les regarde d’un œil inattentif, car mon attention s’est émoussée maintenant, et le peu qu’il m’en reste, je veux le consacrer à voir qui est à bord du bac. Et chaque jour le bac apparaît de l’autre côté du lac, présentant tout d’abord une forme indistincte, une petite tache grise au loin, et il faut comme moi avoir attendu tous ces jours pour savoir qu’il s’agit bien du bac. Puis il se détache peu à peu du blanc uniforme et la dureté de ses formes se précise, la masse grise de la coque, la cabine de pilotage, et enfin le fouillis des antennes. Et à mesure qu’il s’approche des gens s’approchent également, venus de la ville. Certains je les connais, je les ai vus plusieurs fois déjà, et certainement ils attendent quelqu’un qui est ou qui n’est pas à bord du bac, mais aucun n’est venu autant que moi, de cela je suis bien certain. Les gens attendent en silence, debout dans la neige sale, comme si le moindre bruit avait le pouvoir de suspendre l’avancée du bac. Puis quelques taches de couleur apparaissent, la signalisation, le canot de sauvetage orange, et les gens bougent davantage, et je ne parviens pas toujours à savoir si c’est parce qu’ils commencent à avoir froid, ou si c’est parce qu’ils sont pris d’une forme d’excitation. On voit bien maintenant l’étrave qui écarte les glaçons, et c’est peut-être là l’unique cause du léger courant qui les fait se déplacer : l’irruption du bac dans le calme uniforme du lac leur communique un mouvement nouveau, comme s’ils devaient opérer une fuite rapide pour éviter d’être brisés, avant de reprendre à quelques encablures de là leur course indifférente. Un homme est apparu sur le pont, et l’on devine à son attitude qu’il est en train de fumer une cigarette, qu’il devra bientôt laisser tomber dans l’eau pour effectuer les manœuvres. Il jette sa cigarette dans l’eau et saisit une corde, tandis qu’approche à terre son homologue, celui qui sera chargé tout à l’heure de saisir la corde et de l’enrouler sur la bite d’amarrage. Pourtant ce n’est pas la manœuvre qui m’intéresse, mais de savoir qui est à bord cette fois. Je distingue quelques formes à travers les hublots, mais elles ne sont pas assez précises pour me laisser deviner qui est à bord cette fois. Et je regarde sans vraiment regarder, une ruse que j’ai mise au point ces derniers jours pour ne pas être trop déçu si je suis déçu. Le bateau accoste enfin, et le bruit de la coque qui heurte le quai se perd dans le bruit des moteurs qui patinent en arrière pour freiner, pour ajuster les derniers centimètres de la course, mais déjà les passagers sont montés sur le pont, et je regarde sans vraiment regarder, presque déjà convaincu que parmi les visages que je distingue sur le pont il manque celui que je voudrais voir. Mais il est difficile de savoir, il reste encore quelques passagers dans l’entrepont, oui, quelques passagers dans l’entrepont.
A partir d’une photographie d’Alexander Gronsky, sans titre (série Less Than One)
Up (Série Street Photography)
Harvey escalada la rambarde de fer qui jouxtait le kiosque à journaux, indifférent à la foule qui s’engouffrait dans l’entrée du métro, et qui s’engloutissait sous terre avec une forme sophistiquée de résignation, faite d’un mélange indéfinissable de bravade et d’indifférence calculée. Il était monté d’un bond souple, expert, et s’il s’était attiré le regard d’une passante au moment de sauter, c’est uniquement parce qu’avait resurgi en elle le réflexe immémorial de l’hominidé qui doit s’assurer que le mouvement qu’il perçoit à la limite de son champ de vision n’est pas celui d’un prédateur. Une demie seconde plus tard, rassurée à cet égard, elle avait continué à descendre les marches sans que son pas se soit troublé ni ralenti, sans qu’elle ait protesté contre la présence incongrue, en pleine ville et à cette heure d’affluence, de ce jeune homme en blouson à un endroit où il était interdit de se trouver, ou du moins dans une position aussi étrange. Toujours juché sur la rambarde, Harvey commença à inspecter le dessus de la guérite, trouvant d’emblée confirmation de ce qu’il avait suspecté : cet espace n’intéressait personne que quelques pigeons qui y produisaient en masse et en désordre leurs déjections vertes et blanches. Il ne lui fut pas difficile de trouver le paquet qu’il avait vu tomber de la fenêtre du troisième étage. Il avait par chance échoué à un endroit moins constellé de crottes. Il le ramassa, et se demanda un instant s’il devait ouvrir sa trouvaille sur le champ, ou s’il convenait plutôt de le faire dans le secret de sa chambre, un peu plus tard. Il opta pour la première solution, moins par impatience que pour se rassurer sur le fait que le paquet ne contenait rien d’illicite. Après tout il n’était pour rien dans la présence de ce paquet sur le toit de la guérite, et il ne s’était décidé à son escalade que parce que personne ne l’avait revendiqué, et que la fenêtre depuis laquelle il était tombé il y a deux minutes (lancé, lâché ?) avait été fermée depuis, et que l’immobilité de ses rideaux grisâtres ne trahissait aucune présence. Il commençait à avoir mal à la plante des pieds, cherchant perpétuellement l’équilibre à la manière des funambules, trouvant une maigre consolation dans le constat que l’ergonomie des rambardes est plus pensée pour la main qui glisse que pour le pied qui stationne et doit soutenir soixante quinze kilos, mais il décida de supporter son inconfort encore une minute ou deux. Le paquet était assez léger, et contenait sans doute, à en juger par sa densité, du papier, ou des papiers. Il était entouré d’une ficelle forte et serrée, et cet obstacle faillit presque le décider à l’emporter chez lui, où il savait disposer d’un couteau tranchant. Il entreprit pourtant de défaire le nœud, dont il eut un certain mal à localiser l’origine. Il opérait consciencieusement, étape par étape, se fiant à ses ongles pour trouver le point de moindre résistance et relâcher peu à peu la pression qui maintenait la ficelle autour du paquet. C’est dans cette posture, alors qu’il faisait une pause pour ménager ses ongles endoloris et se redressait légèrement pour soulager son dos, qu’il aperçut la femme qui le regardait depuis la fenêtre, sans qu’il lui soit possible, à la distance où il était, de discerner dans ses yeux si elle était indifférente à ce qu’il continue sa besogne, ou si elle lui adressait la prière silencieuse de lui remonter le paquet.
A partir d’une photographie de Szymon Michna : N° 724 de son blog photo Streetphoto.
Trésors (Série Street Photography)
Penchés sur la benne de métal vert, ils remuaient, couche après couche, les objets qui avaient été déposés un peu plus tôt dans l’après-midi. Ils profitaient de la lumière encore assez forte pour se livrer à cette exploration qu’ils auraient voulue plus méthodique, mais l’urgence les tenait, et la crainte que la police arrive et leur demande d’arrêter. Même alors, il n’est pas sûr qu’ils auraient suspendu leurs gestes, ni même qu’ils se seraient tournés vers le policier. Ou alors l’un d’eux l’aurait fait, pour donner le change, en signe de bonne foi, oui monsieur l’agent nous partons tout de suite, oui nous arrêtons. Nous comprenons monsieur l’agent, voilà nous ne sommes déjà plus là, nous sommes des ombres déjà évanouies, pendant que les deux autres s’activaient encore plus furieusement dans la benne, de peur que l’objet intéressant soit précisément celui qu’ils n’auraient pas vu, contraints à partir avant d’avoir soulevé cette dernière planche, cette dernière chaise cassée, cette dernière imprimante au plastique gris et jaunâtre éventré ; le dernier objet, le trésor, caché sous la chaise et sous l’imprimante, toujours caché plus profond, dans un terrible enfouissement. Oui sur la benne même il est écrit qu’il est interdit de fouiller dans les décombres, mais alors pourquoi l’avoir conçue avec une large cornière qui court à mi-hauteur sur toute la circonférence, et sur laquelle il est si commode de poser les pieds, confiant à son ventre la tâche d’assurer l’appui, tandis que les mains s’affairent dans les profondeurs sombres et les mystères. L’une des femmes a même enjambé le rebord, signe qu’elle devait déjà être parvenue dans les profondeurs de la benne, et si elle n’y est pas descendue complètement, ce qui l’aurait d’ailleurs mise à l’abri du regard des agents, c’est tout simplement de peur de se blesser sur les débris de verre coupant, de fer tordu, de planches fracassées, de peur d’affronter des menaces plus sournoises encore. Et plus elle enfonce ses bras, plus s’amenuise son espoir de trouver quelque chose d’intéressant, puisqu’il n’y a rien après le fonds, il n’y a plus rien sous le fonds, et à moins que l’un des deux autres trouve quelque chose, il leur faudra rentrer bredouille, ce qui leur est arrivé trop souvent ces derniers jours. La femme regarde moins attentivement sous les objets qu’elle déplace encore, distraite par les recherches de ses deux compagnons, qu’elle sent encore concentrés, encore fébriles, encore excités, recevant à chaque geste une brève décharge de rêve, qui disparaît instantanément avec la vision fugitive d’un bout de planche inutilisable, d’un fragment de miroir dans lequel il ne sera plus jamais possible de se regarder que par fragments, d’un ustensile mort. Derrière eux l’ombre s’allonge, qui va bientôt engloutir la benne et les promesses. Les gestes qui s’accéléraient tout à l’heure se font plus lents maintenant, et tandis que le soleil disparaît derrière l’immeuble, c’est presque mécaniquement qu’ils soulèvent une dernière planche, qu’ils laissent tomber le reste du miroir dont de nouveaux fragments vont se perdre dans les profondeurs. Et quand ils redescendent enfin, les deux femmes ne remarquent pas tout de suite la pièce de tissu que l’homme tient encore froissée contre lui, mais qu’il compte déployer tout à l’heure, pour elles.
A partir d’une photo de Jesse Marlow : Skip Divers, Melbourne, 2009
Tremblement de terre (Série Street Photography)
C’est là que je vivais avant le tremblement de terre. Voyez, là, c’était l’immeuble. C’est difficile d’imaginer que la matière entière de cet immeuble se résume maintenant à un tas de gravats finalement pas si gros que cela. Il faut croire que l’immeuble était plein de vide. Est-ce que nos vies sont pareillement si pleines de vide, qu’à peine nous passions d’une station à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’un événement à l’autre, pour qu’à la fin il n’y ait plus que cet amoncellement de décombres ? Le silo, plus loin, et la gare ferroviaire ont mieux résisté aux secousses. Ils sont absolument intacts, comme s’ils appartenaient à un autre espace que l’immeuble où je vivais. Il n’était sûrement pas aux normes sismiques. Des gens sont morts quand l’immeuble s’est effondré, des voisins que je connaissais depuis toujours. On les a dégagés dans les jours qui ont suivi. C’est pour cela que les pierres ne sont plus à la place où elles ont atterri, comme si on avait mélangé les cartes d’un jeu à la manière des enfants quand ils ne savent pas encore les battre comme les joueurs chevronnés, et qu’ils se contentent de les brasser, à plat sur la table. Je reviens ici chaque jour et j’essaie d’imaginer où allait chaque pierre, comme si j’avais le pouvoir de rebâtir la maison par l’esprit. Je reviens ici chaque jour, et je ne parviens pas à remettre en place la moindre brique. De temps en temps je vois d’autres personnes errer parmi les décombres. Une femme est venue deux fois, a exploré le monticule anarchique ; elle a soulevé quelques pierres, elle cherchait sans doute quelque chose de précis mais elle n’a rien trouvé. Des enfants sont venus aussi. Je me demande s’ils ressentent les morts qui sont intervenues à cet endroit ou si la sensation d’oppression que j’éprouve chaque fois que je viens provient de l’ambiance propre du lieu ou de ma connaissance des événements qui s’y sont déroulés.
Près du tas de gravats se trouve une pelote de câbles, un désordre de tiges emmêlées de manière inextricable, et chaque fois que je viens je cherche à comprendre ce qu’est ce réseau anarchique, et comment il s’est constitué. Il me semble incroyable que le tremblement de terre ait pu produire des nœuds si compliqués. Est-ce que l’immeuble contenait vraiment tout cela ? Même en les imaginant droits et tendus je ne parviens pas à me figurer à quoi ils pouvaient bien servir. Je me suis demandé si la pelote de métal, qui m’arrive à la poitrine, n’était pas là avant le tremblement de terre. Ce qui ne change rien d’ailleurs, n’explique rien, mais me semble plus rassurant. Quand je suis fatigué d’échafauder des théories sur cet amas de tiges tordues — après tout je ne m’y connais pas suffisamment en construction d’immeubles pour cesser de le voir comme une anomalie, alors que les tiges de fer qui le composent avaient peut-être une fonction précise, que n’importe quel spécialiste m’indiquerait immédiatement si je lui posais la question — quand je suis fatigué de reconstituer mentalement l’immeuble (je me rappelle qu’il avait trois étages, mais n’est-ce pas l’effet de la fatale infidélité des souvenirs ? c’était peut-être quatre), je m’assieds sur une pierre en tournant le dos au tas de décombres, et je regarde la ville à travers l’enchevêtrement de métal. Je m’assieds et je regarde la ville.
D’après une photo de Ying Tang : Gare ferroviaire, Shanghaï, 2009.
Suis (Série Street Photography)
Suis ennuyée d’un ennui au-delà de la fatigue. Suis fatiguée d’une fatigue au-delà de l’épuisement. Suis épuisée d’un épuisement au-delà de l’extinction. Suis éteinte d’une extinction au-delà de la dépression. Suis déprimée d’une dépression au-delà de la faiblesse. Suis faible d’une faiblesse au-delà de l’épreuve. Suis éprouvée d’une épreuve au-delà du mal. Suis mal d’un mal au-delà de la laideur. Suis laide d’une laideur au-delà de la bassesse. Suis basse d’une bassesse au-delà de l’infamie. Suis infâme d’une infamie au-delà de la flétrissure. Suis flétrie d’une flétrissure au-delà de la honte. Suis honteuse d’une honte au-delà de la souillure. Suis souillée d’une souillure au-delà du crime. Suis criminelle d’un crime au-delà de la trahison. Suis trahie d’une trahison au-delà de la lâcheté. Suis lâche d’une lâcheté au-delà de la peur. Suis peureuse d’une peur au-delà du saisissement. Suis saisie d’un saisissement au-delà de la stupéfaction. Suis stupéfaite d’une stupéfaction au-delà de l’ankylose. Suis ankylosée d’une ankylose au-delà de l’impuissance. Suis impuissante d’une impuissance au-delà de la paralysie. Suis paralysée d’une paralysie au-delà de l’immobilité. Suis immobile d’une immobilité au-delà de la somnolence. Suis somnolente d’une somnolence au-delà de la prostration. Suis prostrée d’une prostration au-delà de l’accablement. Suis accablée d’un accablement au-delà de la tristesse. Suis triste d’une tristesse au-delà de la pauvreté. Suis pauvre d’une pauvreté au-delà de la maigreur. Suis maigre d’une maigreur au-delà de la délicatesse. Suis délicate d’une délicatesse au-delà de la fragilité. Suis fragile d’une fragilité au-delà de la pureté. Suis pure d’une pureté au-delà de l’innocence. Suis innocente d’une innocence au-delà de la naïveté. Suis naïve d’une naïveté au-delà de la candeur. Suis candide d’une candeur au-delà du naturel. Suis naturelle d’un naturel au-delà de l’authenticité. Suis authentique d’une authenticité au-delà de la simplicité. Suis simple d’une simplicité au-delà de l’harmonie. Suis harmonieuse d’une harmonie au-delà de l’amitié. Suis amicale d’une amitié au-delà de la tendresse. Suis tendre d’une tendresse au-delà de la fraternité. Suis fraternelle d’une fraternité au-delà de l’amour. Suis amoureuse d’un amour au-delà de la chaleur. Suis chaleureuse d’une chaleur au-delà de la fièvre. Suis fiévreuse d’une fièvre au-delà de l’exaltation. Suis exaltée d’une exaltation au-delà de l’ardeur. Suis ardente d’une ardeur au-delà de l’émotion. Suis émue d’une émotion au-delà de l’ivresse. Suis ivre d’une ivresse au-delà de la joie. Suis joyeuse d’une joie au-delà de l’extase. Suis extatique d’une extase au-delà du bonheur. Suis heureuse d’un bonheur au-delà du bonheur. Suis heureuse d’un bonheur au-delà du bonheur.
A partir d’une photo de Jens Olof Lasthein : Kaliningrad, 2007
Craie (Série Street Photography)
La vieille femme s’approche. Elle est vêtue d’un manteau kaki, d’une écharpe bien ajustée autour de son cou. Elle porte un béret noir et des gants marron. Au moment de s’approcher de la femme vêtue de blanc, elle jette un regard de côté, comme pour s’assurer que personne ne la voit, que personne ne la verra. Dans son regard, une mauvaise intention. Ou alors est-ce juste son regard normal, habituel ? Toujours difficile de savoir avec les inconnus, si l’expression que l’on surprend sur leur visage est bien le signe d’une émotion particulière, propre à ce moment précis, ou s’il s’agit d’un masque que la configuration de leurs traits leur impose à tout jamais, et qu’à défaut d’être un intime on ne peut décrypter ni dépasser. Et puis il y a son bras gauche à demi levé.
L’autre femme est plus jeune. Elle porte un anorak blanc dont le bord de la capuche est en fourrure, un pantalon noir. Ses cheveux blonds sont attachés à la va-vite avec un chouchou, dans une forme imprécise, rendue plus imprécise encore par le vent. Devant elle, sur le parapet face à la mer, un seau de plastique beige à anse blanche. Elle regarde dans le seau. D’ici, on ne saurait dire ce qu’elle regarde, ni pourquoi ce qu’il y a dans le seau lui semble plus intéressant que la mer grise qui s’étend devant elle, et qui baigne doucement les falaises de craie, sur la gauche. Voilà l’histoire : la femme vient rendre le poisson rouge à la mer. La question de savoir si elle le fait à l’insu de ses enfants ou avec leur accord pas n’est pas encore tranchée, ni celle de savoir si c’est parce que le poisson est devenu trop gros pour l’aquarium, ou si les enfants (s’ils ont donné leur accord) ont été pris d’un scrupule devant cette vie misérable passée à tourner dans un bocal. La femme hésite en tous cas, ou prend simplement le temps de se faire à l’idée, ou prend simplement le temps de dire au revoir au poisson rouge, car c’est elle qui l’aimait le plus, pour les enfants il n’a jamais été qu’un jouet de plus, c’est tout juste s’ils ont conscience qu’il s’agit d’un être vivant, ils ont fait pareil avec le cochon d’Inde et à force de le manipuler dans tous les sens, de le prendre sans cesse dans leurs bras ils avaient fini par avoir sa peau. La vieille femme ne regarde pas la femme en anorak, ni le seau, ni la mer, mais c’est peut-être pour mieux endormir sa méfiance, mieux dissimuler ses intentions à l’égard du poisson dans le seau. Ses mobiles demeurent assez flous, et s’il n’y avait pas cette lueur mauvaise dans son regard, on pourrait se bercer un instant de l’illusion qu’elle agit pour des motifs nobles, pour sauver le petit animal, mais à cause de cette expression dont on ne peut dire si elle est le signe d’une émotion particulière, ou s’il s’agit d’un masque que la configuration particulière de ses traits lui confère à tout jamais, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle convoite le poisson pour le donner à manger à son chat.
A partir d’une photo de Paul Russell : West Bay, Dorset, Grande-Bretagne, 2006