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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux
Articles récents

Spray (série Street Photography)

13 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Le type était assis sur la margelle de marbre noir d’un bac à fleurs, des iris je crois. Il était assis en plein centre de New York, indifférent aux passants qui traversaient l’espace autour de lui. Il tenait une bouteille de spray à vitres bleue en plastique dans sa main droite, et entre les doigts de sa main gauche une cigarette finissait de se consumer. Il fixait un point par terre, droit devant lui, que je ne parvenais pas à voir, placé comme je l’étais.

Il portait un costume gris, une chemise blanche et une cravate rouge. Quelque chose dans son maintien, ou peut-être dans sa manière de tenir sa cigarette, donnait à penser qu’il le portait comme un uniforme ou un habit de travail. Même une blouse blanche peut conférer un charme particulier, une sorte de prestige au moindre interne dans un hôpital, mais chez lui on sentait un décalage, une allure peu naturelle, accentuée par la tache bleue du liquide lave vitre, qui se détachait presque violemment sur le gris de la dalle du trottoir. J’échafaudai rapidement toutes sortes d’hypothèses pour expliquer la présence dans sa main de ce vaporisateur : qu’il avait accepté de le tenir un instant pour un ami, le temps qu’il revienne avec une échelle et un seau pour faire une vitrine — ou que sa femme lui avait demandé d’en prendre à la supérette avant de rentrer du travail. Aucune explication ne me parut convaincante.

Romantique comme j’avais tendance à l’être, je préférais penser, en voyant son regard perdu, qu’il ne savait pas lui-même pourquoi il tenait ce spray à la main, ni même peut-être ce qu’il faisait là. Ni même peut-être qui il était.

Je ne sais si c’est poussé par une forme de curiosité que je m’assis près de lui, par une tentation vaguement cruelle de me moquer de lui ou par un élan de compassion devant son air misérable. En tous cas, je pris place sur la margelle noire et froide. Il ne parut pas noter ma présence, ne releva même pas la tête. Maintenant je pouvais voir ce qu’il regardait, en prolongeant la ligne fictive de son regard. Rien. Il n’y avait rien sur ce trottoir, à moins de s’intéresser à ce petit caillou blanc, cette petite irrégularité qui avait dû se glisser dans le mélange quand la dalle avait été façonnée. Il regardait ce caillou tellement fixement que sans doute il ne le voyait plus, comme une étoile qu’on regarde fixement finit par disparaître, se dissoudre dans le point aveugle de l’œil.

Nous sommes restés quelques minutes ainsi, sans qu’il modifie le moins du monde sa position, avant qu’enfin je me décide à lui adresser la parole.

            Ça va comme vous voulez ?

Il s’est tourné lentement vers moi, sans mettre plus d’expression dans son regard que quand il fixait le caillou. Il m’a considéré quelques secondes puis m’a dit :

            Ah c’est vous, alors.

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire par là. J’étais certain de ne pas le connaître, certain qu’il ne me connaissait pas, et dans son regard je ne lisais pas la moindre lueur indiquant qu’il me reconnaissait. Surtout, ce « alors » me mettait mal à l’aise, comme si ce simple mot avait le pouvoir de m’agréger à sa folie, comme si ma présence soudaine à son côté venait donner un sens à son attente, et peut-être y mettre fin.

Il écarta les doigts, libérant la cigarette depuis longtemps éteinte, qui roula sur le sol avant de s’immobiliser au bord du caniveau. Puis il fouilla lentement dans sa poche, en tira un paquet de Craven A qu’il me tendit en lui donnant une petite secousse pour faire sortir une cigarette par l’ouverture.

            Merci

J’avais pris la cigarette et me penchai légèrement vers lui pour qu’il l’allume avec le briquet qu’il avait tiré de la même poche.

            Merci, répétai-je.

Je tirai quelques bouffées de la cigarette, et me risquai à lui demander, en désignant du menton le vaporisateur.

            Vous allez laver vos vitres ?

Un bon moment passa. Il ne répondait pas, puis soudain parut être parvenu à une décision.

         Non. Je vous la donne. Il me tendit la bouteille avec une telle évidence que je ne pus faire autrement que de la prendre en main. C’est le moment qu’il choisit pour se lever et partir sans un mot. Je restai un temps indéterminé à tâcher de comprendre ce qui venait de se passer dans ce bref échange, le regard fixé sur le caillou blanc serti dans une dalle du trottoir, tandis que la cigarette se consumait lentement entre mes doigts.

 

 

D’après une photo de Jeff Mermelstein : Untitled, New York, 1995

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Le magasin (série Street Photography)

11 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Je te l’ai déjà dit, il faut vendre le magasin. J’y suis encore passé tout à l’heure, dans la chaleur de midi, dans cette heure vide où les regards des hommes n’enregistrent plus rien. Comment veux-tu qu’ils s’intéressent à la vitrine, aveuglés qu’ils sont par le soleil ? Comment veux-tu qu’ils s’intéressent à quelque objet que ce soit, dans la noirceur des arcades, quand ils viennent s’y abriter de l’éblouissement ? Il faut vendre le magasin, et si tu y passais plus souvent, si tu arpentais le quartier plus souvent, tu comprendrais à quel point ce que nous tentons de vendre dans le magasin parle peu aux passants. Ils ne voient même pas la plaque non loin de la porte, qui annonce qu’un homme célèbre est né dans l’immeuble. Sais-tu seulement qui c’est ? Un aviateur ? Un écrivain ? Un résistant fusillé ? Un ancien maire de la ville ? Tu vois, tu ne le sais pas plus que moi. Mon pas est devenu plus lourd ces derniers temps, quand je remonte la galerie, mon geste plus lent et plus laborieux quand je hausse à demi le rideau de fer, mon corps moins souple quand je me glisse dessous pour ouvrir la porte, mon bras plus faible quand je finis de remonter le rideau. Hier personne n’est venu, personne n’est entré. Je suis resté assis derrière le comptoir toute la journée, et pas un passant n’a tourné le regard vers moi en longeant la vitrine. Je me suis levé vers le milieu de l’après-midi, suis monté sur l’escabeau et ai décroché l’horloge murale, celle dont le tic tac se faisait à peine entendre, jadis, quand le magasin regorgeait de clients, mais qui m’a semblé, hier après-midi, insupportable. Je n’ai pas osé jeter la pendule, c’est tout de même une très belle pendule, mais je l’ai descendue à la cave, ce purgatoire des objets qu’on ne se résout pas à jeter, et qui finissent par disparaître après nous, quand la cave change de propriétaire et que le nouveau y entre d’un air dégoûté, et qu’il referme la porte tout de suite, et qu’il remonte appeler les services de la ville pour qu’ils viennent prendre tout cet invraisemblable fourbis et le mettre à la benne. Cela faisait longtemps que je n’y étais pas descendu et j’ai été surpris en remontant de voir que j’avais pu m’absenter du magasin sans même retourner l’affichette sur la porte, sans même fermer la porte, car qui voudrait entrer dans le magasin, dans la torpeur de l’après-midi ? Je t’ai déjà dit tout cela, mais sans doute est-il plus facile pour toi de ne pas écouter, sans doute t’est-il plus facile de t’enfermer dans les souvenirs, de rester dans l’appartement, de ne pas arpenter le quartier, car alors tu te rendrais compte qu’il faut vendre le magasin et cela tu ne peux t’y résoudre, et le fait que moi non plus je ne peux m’y résoudre ne change rien. Je continuerai à dire qu’il faut le vendre, et tu continueras à dire qu’il ne faut pas, et nous continuerons ainsi, dans cet étrange désert au milieu de la ville, dans cet étrange désert que sont devenues nos deux vies, dans cet envahissant désert qu’est devenue notre vie.

 

A partir d’une photographie d’Umberto Verdoliva : Steps… 2010.

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Buée (Série Street Photography)

8 Février 2012 , Rédigé par Analepse

On ne voit rien à travers la vitre. Cela vaut mieux. Que se passerait-il si l’on devait distinguer le moindre événement, la chute de l’enfant qui passe et repasse avec son vélo, le parapluie qui chancelle sous le vent, toujours sur le point de se retourner, que se passerait-il si l’on pouvait voir l’expression de l’enfant quand il comprend qu’il ne va pas freiner à temps, l’expression de l’homme au moment où le vent manque de lui arracher son parapluie ? La buée nous préserve de l’insupportable précision du monde, et pourquoi faut-il justement que je hasarde sur la vitre ce geste de rassembler de la main les infimes gouttelettes en un large faisceau sale et incertain ? C’est aussi à travers une buée, une autre sorte de buée, une nuée chaotique, que me parviennent les conversations et le bruit des verres qu’on entrechoque et les rires et les pas des clients du café.

 

Et pour vous ce sera ?

Un café, avec un brouillard de lait.

 

Retirer mes lunettes est une pauvre solution, je le sens bien. Mais c’est aussi le son que je mets à distance en m’enfermant dans l’étroite bulle de précision que me concède la myopie (un mètre de diamètre, tout au plus). Pour les odeurs, je n’ai pas eu besoin de trouver une solution, les odeurs font d’elles-mêmes une moyenne, les odeurs opèrent une chimie singulière. Et ce que j’aspire est pour finir une odeur vague, un peu écœurante et pourtant très gaie, il faut croire que j’aime les odeurs vagues et écœurantes.

 

Votre café, votre nuage de lait.

Brouillard. Merci.

 

La buée s’est reconstituée avec une espèce de maladresse touchante. L’homme au parapluie a poursuivi son chemin, l’enfant n’est pas tombé. Deux femmes passent, bras-dessus bras dessous, puis un homme, dans l’autre sens, des silhouettes tout au plus, des silhouettes qui auraient été presque nettes dans leur flou encore tout à l’heure, avant que je passe la main sur la vitre, et qui maintenant semblent cassées à l’endroit où le reste de buée rencontre le large faisceau sale et incertain que j’y ai tracé. J’avance la main vers la vitre, hésite un moment puis la recule, me demandant si je suis bien de taille, si je ne ferais pas mieux de m’intéresser à ma tasse de café, aux volutes de lait qui achèvent de s’épanouir comme de gros nuages dans ses profondeurs.

 

Du sucre ?

Non merci

 

Je ne mets jamais de sucre dans mon café. Je préfère continuer à regarder les évolutions des nuages dans la tasse. Je préfère rester encore un peu, dans les odeurs mêlées, dans le chaos des sons, dans l’anarchie de la lumière qui monte, dans le désordre des mouvements presque dansés de la serveuse et des clients, au-delà des limites de ma bulle d’un mètre de diamètre.

 

A partir d’une photographie d’Enzo Penna : Adieu, février 2010.

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Roadie (Série Street Photography)

6 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Le concert s’est terminé vers onze heures et demie, et je n’ai pas eu même le loisir de me demander pourquoi on n’avait pas rangé tout de suite après. Une discussion a éclaté entre le groupe qui passait et les organisateurs. Quand le seuil sonore a été trop important pour moi — curieux comme je ne supporte pas le bruit des engueulades, alors que j’encaisse des volumes impressionnants lors des concerts —, je me suis mis à l’écart en attendant qu’ils se mettent d’accord. Je n’ai même pas voulu savoir si c’était une question de fric, de filles à la fin, de réservation d’hôtel ou de futur contrat, ou encore d’alcool ou de dope ; je suis allé me mettre à l’écart, répondant à un instinct plus fort que moi, ou peut-être simplement à la force de l’habitude. J’ai fini par dégoter une des caisses de câbles, et comme elle était vide, je l’ai appuyée contre une autre caisse pour lui donner un angle commode et je me suis allongé dedans. Les parois de bois donnaient une acoustique curieuse au monde qui m’entourait, avec les gens qui s’affairaient (mais personne du staff officiel de démontage) sur la scène jonchée de fleurs lancées par les groupies déchaînées, les camionnettes qui faisaient des manœuvres pour se placer correctement et embarquer les instruments. J’ai entendu une rumeur comme d’un moteur qui faisait effort et je me suis un moment extrait de ma caisse pour voir d’où provenait le bruit. C’était le loueur de piano qui venait récupérer le Bösendorfer avec son petit module à chenilles. Puis il a embarqué le piano, claqué les portes arrière de sa camionnette, les a verrouillées et a démarré, laissant planer pendant plusieurs minutes une odeur d’essence mal brûlée. Puis les bruits de pas se sont espacés, et pour finir seule la rumeur lointaine du groupe électrogène, de l’autre côté de la scène s'est fait encore entendre. On avait oublié de l’arrêter, ou alors on estimait en avoir encore besoin pour éclairer. Éclairer quoi, bon sang ? C’est ce vague bruit en tous cas qui m’a bercé, accompagné dans le sommeil.

Se coucher avec les bruits de l’affairement humain et se réveiller au chant des oiseaux a été une expérience que je n’avais pas vécue depuis longtemps. Personne visiblement n’avait cru bon de me réveiller pour ranger, mais comme dans la caisse de câbles il y avait moi et seulement moi, et que je ne voyais personne aux alentours, j’en ai déduit que le rangement n’allait pas se faire tout de suite. Je me suis demandé si les artistes et les organisateurs avaient fini par s’entendre et puis j’ai décidé que cette question n’avait pas la moindre importance. L’odeur de bière mélangée à la poussière ne m’avait pas frappé la veille, c’était sans doute une affaire d’ambiance générale, de contexte. Là elle était plutôt écœurante, et elle m’a fait revenir en mémoire ces bals du quatorze juillet quand j’étais petit, et que coexistaient deux mondes : celui des adultes avec leurs alcools, leurs danses et leurs bagarres de fin de bal, et celui des enfants qui gravitaient autour des tables, et plus souvent en-dessous, créant de toutes pièces un espace provisoire de survie. C’était la même odeur fade, désespérante, chargée du regret de tous ceux qui avaient bu et se réveillaient le même que la veille.

 

A partir d’une photo de Mark Alor Powell : Mexico, 2007

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Mappemonde (Série Street Photography)

4 Février 2012 , Rédigé par Analepse

J’ai mis la mappemonde dans l’encadrement de la fenêtre, me suis éloigné, me suis approché à nouveau pour la replacer mieux, exactement au centre. Je l’ai posée sur la tablette, pour que de l’extérieur on ait l’impression que la sphère terrestre flotte dans l’espace. Je me suis éloigné encore pour juger de l’effet. Cela me convient, mais il faut dire que je suis à l’intérieur, bien au chaud, et que c’est surtout de l’extérieur que l’arrangement doit être convaincant. Je pense qu’il l’est, je sortirai tout à l’heure pour vérifier, mais je pense qu’il l’est. En revanche, comme la fenêtre est étroite, comme il ne s’agit pas à proprement parler d’une fenêtre, mais plutôt d’une simple ouverture pratiquée dans le mur aveugle pour rompre sa monotonie, et pour laisser pénétrer dans la maison un peu de la lumière qui vient du nord, la mappemonde occupe presque toute la place disponible, empêche la lumière de rentrer, masque le paysage. Placée comme elle l’est, je ne peux la voir qu’à contre-jour, et à moins de l’éclairer avec une lampe directionnelle, un spot, un petit projecteur ou une bougie, je dois aussi renoncer à distinguer les pays, les reliefs, les océans. J’ai regretté un instant de ne pas l’avoir prise lumineuse, et tant qu’à faire, tournante, mais ce regret s’est vite éloigné de moi. C’est surtout de l’extérieur que l’arrangement doit être convaincant. Et je la tournerai à la main, de temps en temps, pour qu’elle n’offre pas toujours les mêmes contrées au regard des passants. Je les imagine, les passants, longeant le mur de granit, arrivant à la hauteur de la fenêtre, et découvrant une mappemonde (d’autres fenêtres de l’île, d’autres ouvertures orientées au nord dans d’autres murs tout aussi aveugles proposent des maquettes de bateau, des fleurs, des animaux empaillés). Et le regard qu’ils poseront sur la mappemonde sera une belle revanche pour qui vit comme moi depuis toujours dans cette petite île, dans cette petite ruelle de cette petite île, où les passants sont rares, ou le vent souffle plus souvent qu’à son tour et plus fort, où toutes les fenêtres qui donnent au nord ne sont là que pour permettre à un peu de lumière de rentrer, et ne s’ouvrent d’ailleurs pas. Je distingue sur la mappemonde, malgré le contre-jour, la Méditerranée. C’est donc l’Amérique du sud et une bonne portion du Pacifique que découvriront les passants qui s’arrêteront, et je ne suis plus si sûr maintenant que je vais tourner de temps en temps la mappemonde pour leur présenter d’autres contrées, je ne suis pas mécontent qu’ils se disent en passant devant ma fenêtre qu’il existe, au sud de nous-mêmes, d’autres îles qui nous attendent.

 

A partir d’une photographie de Nils Jorgensen : World Within A World, février 2006

 

(et un hommage inattendu — surgi sans préméditation au fil de l’écriture — en forme de clin d’œil à mon ami Cristian Vila Riquelme)

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Rêve de vieillard (Série Street Photography)

2 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Mon rêve est séparé en trois espaces distincts, mais comme dans tout rêve, ces espaces s’interpénètrent sans qu’il me soit possible de savoir vraiment comment, à quel moment, de quelle manière, ni même s’ils partagent les mêmes protagonistes. Et tandis que mon corps est allongé sur le muret en bordure de la rue, des ombres passent, rapides et colorées ; elles passent et resteront à jamais indistinctes. C’est encore la couleur qui structure mon rêve, fait de camions désossés, de voitures en pièces détachées, des fantômes de voitures et de camions conduits par des fantômes de conducteurs. Un homme se penche sur une roue, une des nombreuses roues qui semblent vouloir constituer une collection. Il y en a de toutes les tailles, à diverses hauteurs, comme si elles avaient vocation à constituer des grappes, et à quoi peuvent bien servir des grappes de roues de voitures ? Il se penche mais dans mon rêve il m’est impossible de savoir ce qu’il va faire de la roue qu’il a en mains. Comme il ne se redresse pas, qu’il reste penché sur elle à l’examiner, j’en déduis qu’il envisage de la faire rouler, qu’il a renoncé à la soulever comme si elle avait conservé son poids dans le rêve, comme si la substance du rêve avait toujours affaire à la pesanteur. Deux enfants regardent ce que fait l’homme. Ils regardent, parce que les enfants sont toujours intéressés par ce qu’on fait avec les roues ; ils ont comme une connexion avec les roues, un accord secret avec elles. Ils savent qu’elles ne servent qu’occasionnellement sur les véhicules, que leur vraie fonction se situe autre part, de leur côté à eux. Les deux enfants sont patients ; ils restent près de l’homme, et tant qu’il aura affaire à cette roue particulière, ils n’interfèreront pas ; ils se contenteront de rester là, à regarder l’homme.

Dans un autre espace de mon rêve, deux hommes sont assis devant d’autres roues. Ils regardent passer les rapides fantômes, on dirait qu’ils attendent sans savoir ce qu’ils attendent. Sans doute que je me réveille, mais pour cela je ne suis pas pressé. Le muret convient à mon sommeil du moment. Il fait chaud, je le sens même en dormant. Est-ce que la chaleur de l’air rend les fantômes plus diaphanes ? Leur substance s’évapore-t-elle comme de l’eau ? C’est comme s’il ne devait jamais y avoir la moindre interaction entre les personnages qui peuplent mon rêve et les traces blanches et colorées qui le traversent à toute vitesse. Peut-être ne s’arrêtent-ils pas car ils n’ont pas commerce avec les roues, elles n’existent pour eux que comme des éléments du paysage, comme des pierres, des arbres, des pans de mur ou des réverbères dénués de sens. Les deux hommes dans le troisième espace de mon rêve sont assis sous des calandres de camions suspendues, et tiennent une feuille à la main, où ils semblent tenir la comptabilité des ombres qui passent. Je me demande dans quelle catégorie ils vont me classer, s’ils m’aperçoivent sur mon muret. Mais au fond cette question ne m’intéresse pas. Ce n’est pas moi qu’elle concerne. Je suis celui qui dort.

 

A partir d’une photo de Raghu Rai : Un conducteur de rickshaw faisant la sieste sur le marché de Jama Masjid, Dehli, 2005

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Par là (série Street Photography)

31 Janvier 2012 , Rédigé par analepse

 

C’est par là, viens. C’est un peu plus loin. Nous pouvons marcher, non ? Quelques rues, plus que quelques rues. J’aime ça, marcher dans les rues, pas toi ? Surtout à cette heure-ci, l’alternance de l’ombre et du soleil, dessinée par les immeubles qui découpent leurs ombres gigantesques. La chaleur torride qui te prend la peau en une seconde, et le soulagement du passage à l’ombre, et l’appréhension de la prochaine zone ensoleillée. C’est un peu plus loin, viens. Ne fais pas attention à ceux qui nous regardent depuis leur balcon, il y a bien longtemps que je ne m’occupe plus d’eux. Je marche, je te demande de me suivre, mais au fond je ne suis pas si sûre que tu vas aimer ce que je veux te montrer. Je suis emportée, je le sais, et je voudrais que tu aimes ce que j’aime, et je voudrais que tu me suives jusqu’à cette chose que je veux te montrer pour que tu l’aimes à ton tour, et plus nous avançons, plus je doute que tu l’aimes en fin de compte. Mais j’avance pourtant, et comme pour les alternances de zones ensoleillées et ombragées, je me reprends à croire que tu vas aimer, finalement. Ce n’est plus qu’à quelques rues d’ici. Comment se fait-il que je ne me lasse jamais de marcher ? Comment se fait-il que je puisse imaginer un instant qu’il en va de même pour le reste du monde, qu’il en va de même pour toi ? Je sens que tu marches derrière, non parce que tu ne sais pas quelle rue prendre au prochain coin, non comme une enfant que traîne sa mère et qui ignore tout de sa destination, mais comme si le fait de marcher derrière suffisait à te protéger par une opération secrète de m’avoir accompagnée, te protéger de ce que tu vas trouver dans quelques rues maintenant. Je vois ton ombre qui me suit, je vois ton pas presque mécanique, comme si tu avais délégué le soin de marcher encore derrière moi à des réflexes longuement acquis, comme si tu voulais t’absenter de ta marche. Je sens cela, ne va pas croire que je ne le sente pas. J’ai trop marché dans ces rues, j’ai trop marché dans le soleil et l’ombre pour ne pas le sentir. Cela ne fait rien si tu n’aimes pas, je veux juste te montrer. C’est encore un peu plus loin, pas assez loin pour que tu puisses invoquer la fatigue pour cesser de m’accompagner, à peine quelques rues maintenant. C’est par là, viens. C’est drôle, ton ombre qui danse près de moi, on aurait cru que le soleil allait passer à travers tes cheveux, mais voilà qu’ils laissent une découpe presqu’aussi précise que celles que laissent les immeubles sur notre chemin. Et à cette heure sourde qui ne laisse personne dans les rues que nous deux et les chiens errants qui disparaissent dans les ombres, à cette heure qui ne laisse à leur balcon que ceux-là qui nous regardent passer, et dont j’ai appris à ne plus m’occuper, je voudrais que tu avances encore une rue ou deux, par là, plus très loin. Encore une rue ou deux, et nous y serons. Encore une rue, et nous y sommes.

 

A partir d’une photographie de Michael Penn : Philadelphia 15, juin 2010

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Série Street Photography

31 Janvier 2012 , Rédigé par analepse

 

 

Le principe est simple : choisir une photo pour l’univers qu’elle semble receler, ou la scène quelconque qu’elle représente. Ecarter résolument les photos qui s’en tiennent à l’anecdote.

Puis me laisser aller, le plus librement du monde, à un exercice d’écriture au format plus ou moins imposé (3000 signes, soit environ 2 pages).

L’idée est aussi de me lancer dès que j’ai trouvé la première phrase, ou l’angle d’attaque, et de me livrer à une sorte d’improvisation. Puis, en cours d’écriture, de tout m’autoriser, de me laisser aller où l’envie me mène, comme un touriste qui arpente une ville au hasard et laisse ses pas le porter dans une ruelle où quelque chose d’indéfinissable a attiré son œil.

Il n’y a pas lieu de publier ces textes avec les photos qui leur ont servi de point de départ, si ce n’est pour mettre en valeur la manière dont ils s’en sont éloignés.

Certains feront peut-être l’objet d’une sorte de commentaire, pour expliquer ce qui les a fait naître.

On peut lire ces textes comme des extraits d’un livre qu’on aurait pris en cours. Aussi est-il vain de vouloir leur chercher un sens trop précis, d’autant qu’ils n’en présentent pas forcément de plus précis pour l’auteur lui-même. Il s’agit plus pour moi de me laisser surprendre par ce qui advient. Cela implique en particulier une certaine rapidité d’exécution. Ce qui m’intéresse c’est de créer de petites formes porteuses d’idées de style. Sans chercher spécialement à ce que les textes renvoient l’un à l’autre, sans chercher à établir un jeu de miroir entre eux. L’enjeu est donc la liberté, à l’opposé du travail du roman où la question de l’unité stylistique se pose de manière plus pressante ; de faire l’expérience de nombreuses directions d’écriture, pour finir par dégager ce qu’est mon écriture propre, dans son ouverture la plus large.

Ces textes participent donc aussi pour moi d’une sorte d’hygiène de l’écrivain. Je m’astreins à en livrer un tous les deux jours, sans m’autoriser à sélectionner d’avance une photographie. Le choix de la photo se fait parce que la fameuse première phrase nait alors que je la regarde. Ensuite tout doit aller très vite. Cette immédiateté me semble garantir un tant soit peu d’échapper au piège du systématisme. C’est en tous cas dans l’esprit d’un renouvellement continuel, d’une sorte de flux constant que j’effectue ce travail.

C’est donc aussi tout naturellement que j’ai adopté la forme du blog, le matériau étant sensé se renouveler très rapidement.

Je souhaite que vous trouviez à lire ces textes postés en ayant à peine été relus un plaisir comparable à celui que j’ai eu ou que j’aurai en les écrivant.

 

Pour découvrir une autre facette de mon activité d’auteur, je vous invite à visiter mon site : www.analepse.fr

 

Bon voyage. N’oubliez pas de vous perdre.

 

Laurent Gardeux

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