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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux
Articles récents

Pause N° 1

23 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Certains lecteurs de ce blog déplorent l’absence des photos. Cette absence est bien entendu volontaire. Examinons la question.

En premier lieu, ce n’est pas un blog sur la photo, qui la commenterait en s’intéressant à tout ce qui fait sa puissance : le cadrage, la pertinence, la qualité des contrastes, l’œil du photographe, ou le fait qu’il se soit trouvé là au bon moment. Il s’agit pour moi de points de départ de fictions, dont il m’importe au fond assez peu de savoir ce qui déclenche réellement l’écriture. Dans la photo Kaliningrad, de Jens Olof Lasthein, assez étonnante en termes de fictions possibles (qui sont ces personnages, que font-ils ?), c’est le regard de la fille qui est portée comme un sac de pommes de terre qui a déclenché le travail d’écriture pour mon texte Je suis (à paraître bientôt sur le blog). L’idée du procédé d’écriture m’est venue presque immédiatement, mais ensuite, je n’ai plus éprouvé le moindre besoin de me référer à la photo, dont finalement je ne me suis servi quasiment d’aucun élément. Pour ceux qui veulent néanmoins à tout prix interroger le rapport entre mes textes et les photos qui les ont fait naître, je fournis pour chaque texte les références des photos, et il est relativement simple de les retrouver sur la toile. Elle y sont bien suffisamment à distance de mon travail… mais en seraient trop proches à mon goût si elles figuraient en regard des textes.

C’est moins vrai pour Spray. C’est d’ailleurs le premier texte que j’ai écrit, et l’idée était à ce moment-là de me demander ce qui se passait dans la tête du personnage photographié… Mais finalement ce n’est pas ce que j’ai fait : on ne sait toujours rien de ce qui se passe dans la tête de ce type, et j’ai introduit un personnage qui n’existe pas dans la photo, et qui n’est pas non plus le photographe.

Dans mon approche de la création littéraire, je ne pars jamais d’un thème à explorer, mais d’un déclencheur qui me propulse dans le monde des mots. Ainsi, pour mes textes de chanson pour les Gens du Phare, je pars souvent d’une expression, parfois d’un mot, qui me frappe au moment où je la lis, et me semble très confusément porteuse d’une chanson possible.

Je suis (comme musicien également) très attaché à l’idée d’improvisation. Et c’est bien à des improvisations que je me livre, dont la photo est le point de départ, de même qu’on pourrait fixer une contrainte à un improvisateur, comme par exemple de jouer une grille de jazz en n’utilisant que les tierces et les septièmes des accords, comme me le faisait faire Michael Felberbaum quand je prenais des cours de guitare jazz avec lui (mais pourquoi ai-je arrêté ?!).

D’une certaine manière, je découvre cette série Street Photography en même temps que mes lecteurs, et le laps de temps qui a séparé l’écriture du premier texte de la série et la mise en ligne du blog est de moins d’un mois. Et mon idée, avant d’avoir celle de créer le blog, était avant tout de me contraindre à produire très rapidement des textes relativement courts mais le plus aboutis possible, avec certaines contraintes (mais pas systématiquement), comme de m’adosser au style de certains auteurs : j’ai écrit le texte Il pleut (à paraître) en pensant — d’une certaine manière en visant — le style de Gao Xingjian dans Le roman d’un homme seul. D’autres sont plus proches de l’écriture d’un Paul Auster. Certains auteurs américains sont très puissamment présents dans mes références : Thomas Pynchon, Don de Lillo. Travailler à saisir ce que saisit De Lillo dans son écriture est pour moi une forme d’idéal littéraire. Et, pour en revenir à la série Street Photography, quelle meilleure entrée pour ce type de travail que la photographie ?

 

Donc je vais continuer à ne pas mettre les photos sur mon blog (à part certaines peut-être), pour également une autre raison : au lecteur d’essayer d’imaginer, d’inventer la photo qui a servi (ou qui aurait pu servir) de point de départ. Et l’idéal serait, pourquoi pas, qu’il la décrive dans le commentaire qu’il laissera sur le blog ?

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Sur le guidon (Série Street Photography)

21 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Tout ce que j’espère c’est que je ne vais pas me casser la gueule. Je n’y ai pas trop pensé quand je suis monté sur le guidon du vélo, mais maintenant c’est une autre histoire. Bon, c’est vrai, je suis aussi en appui contre le mur, contre ce petit décrochement dans lequel j’ai logé mon épaule et qui me cale. Mais le vélo ne l’est pas, lui, calé. Et il pourrait bien lui prendre la fantaisie de partir en arrière (car mon poids s’exerce plutôt de l’avant vers l’arrière, c’est la raison pour laquelle je ne m’appuie pas exagérément sur le mur, dans le petit décrochement). Mais il me faut bien reconnaître que le risque de tomber ne m’a pas dissuadé de monter sur le guidon, dans cette position absurde, qu’un équilibriste, dont c’est le métier, pourrait maîtriser sans appréhension, mais qui, maintenant que j’y pense et que je vois le trottoir d’un peu plus loin, n’est pas pour me rassurer. C’est donc sans doute par pure bravade que je persiste à me tenir juché sur un guidon, et le fait de voir mieux passer la procession n’est au fond qu’un prétexte, je le comprends bien. Même de cette faible hauteur, une chute peut avoir des conséquences sérieuses. Et pourtant je reste debout sur le guidon (la selle est presqu’aussi haute que le guidon, mais moins large, au moins sur le guidon j’ai pu caser mes deux pieds, ce qui m’a donné quand je suis monté un sentiment de sécurité que je sais maintenant trompeur). J’aurais pu envisager de mettre un pied sur le guidon et l’autre sur la selle. J’y aurais probablement gagné en stabilité, mais maintenant il est trop tard, c’est précisément si je bouge que je risque de rompre le fragile équilibre dans lequel je me suis installé, et le vélo peut me le faire payer en reculant brusquement. A mesure que la procession approche la foule se fait encore plus dense, et j’entrevois maintenant un autre danger contre lequel je suis totalement impuissant. Jusqu’ici les gens passaient au large de mon vélo, sentant d’instinct combien précaire était l’équilibre de ma position, mais bientôt ils seront trop nombreux pour faire vraiment attention, et ils passeront près, tout près, et il s’en trouvera bien un, il suffira d’un seul, qui accrochera la poignée du vélo par inadvertance, peut-être simplement avec la manche de sa chemise, et alors c’en sera fait de moi. Et tandis que je me désintéresse de la procession, cherchant désespérément au-dessus de moi, contre le mur dans le petit renfoncement, s’il n’existe pas quelque chose, le bout d’une barre ou d’une poutre sortant du mur, ou même un simple crochet où je pourrais m’agripper si mon vélo partait brusquement en arrière, accroché au guidon par la manche d’un maladroit, je repense à mes randonnées à vélo, mes innombrables et lointaines randonnées, quand tout était simple et que la mort passait au loin, quand elle me dédaignait, quand j’étais assis sur ma selle et que je tenais mon guidon fermement des deux mains. Je repense au temps lointain où je ne me préoccupais que du vent. Et c’est à peine si je sens le vélo partir en arrière, tant sa fuite est rapide. Et j’enregistre en un éclair, avec une immense surprise et presque avec gratitude, le visage de la femme dont la sangle du sac à mains a accroché le guidon, la femme dont je perçois le regard figé d’horreur et dont je ne connaîtrai jamais le sourire.

 

A partir d’une photo de David Gibson.

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Chaussée (Série Street Photography)

19 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Si je me suis assis au milieu de la rue pour faire ce que j’ai à faire, alors qu’il aurait été si simple de m’asseoir sur le bord du trottoir, c’est sans doute parce que j’avais envie qu’on doive faire un écart pour m’éviter, comme le scooter tout à l’heure qui ne m’a vu qu’au tout dernier moment, quand il était déjà presque trop tard. Le réverbère éclaire mieux le trottoir, et se réfléchit sur le long mur blanc de l’hôpital. Il serait facile, plus facile, trop facile de me poster sous sa lumière, mais la pénombre convient mieux à mon entreprise. Quelle qu’elle soit, les passants n’y prennent pas garde, tant il est vrai que cet endroit, et particulièrement cette portion de la rue est le lieu de toutes les tentatives, de tous les essais, de tous les rêves. Je suis au milieu de la rue, assis sur un petit tabouret de bois dont je ne me sépare jamais. J’ai étalé devant moi des épaisseurs d’étoffes indistinctes de diverses couleurs, de telle manière qu’il soit impossible de distinguer ce qu’elles dissimulent ni même si elles dissimulent quelque chose. Je propose ces formes au regard, éclairées par le faible reflet de la lumière réfléchie par le grand mur blanc. Un homme en triporteur s’est arrêté derrière moi, comme s’il ne voulait pas prendre le risque de le faire devant, comme si se tenir derrière moi était un meilleur rempart contre l’obligation supposée de m’adresser la parole. Il reste ainsi dans l’ombre et regarde ce que j’ai étalé sur le sol. Un autre homme debout fume une cigarette. Je sens qu’il regarde mon étalage, lui aussi. Je pourrais voir son visage si je me retournais. Mais je ne le ferai pas. Plus tard dans la nuit, à l’heure où les réverbères s’éteignent, alors qu’il ne fait pas encore jour, mais parce qu’on estime qu’il n’appartient plus désormais aux hommes de passer par cette rue, je remballerai mon paquetage, je reprendrai mon tabouret de bois. Je partirai.

 

A partir d’une photo de Ying Tang : Suzhou Creek, Shanghaï, 2009.

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Chemise (Série Street Photography)

15 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Non, maman, je n’ai pas sali ma chemise. Je ne l’ai pas salie pour la bonne raison que je ne l’ai pas encore mise. J’attends d’être rentré chez moi. Si je la mets maintenant, il y a de fortes chances pour que je la salisse sans le faire exprès, sans le vouloir, je salis toujours mes chemises sans le faire exprès, sans le vouloir, sans le vouloir vraiment. Je l’ai laissée sur son cintre cette fois, et je tiens le cintre à bout de bras. Je ne vais plus le tenir bien longtemps car mon bras commence à fatiguer, et l’autre tient le combiné du téléphone public, maman. A moins que quelqu’un passe et me l’arrache, qu’il soit malintentionné ou pas, que son but ait vraiment été de prendre cette chemise et de la souiller en la lançant par terre et en la piétinant, ou que simplement il ait avancé sans regarder devant lui et m’ait arraché la chemise de la main, sans le vouloir davantage — car mon bras commence à fatiguer de porter le cintre en faisant attention à ce que la chemise ne traîne pas par terre, ce qu’elle a failli faire plus d’une fois pendant que nous nous parlons, maman — à moins de tout cela, je devrais pouvoir arriver jusqu’à la maison avec la chemise intacte sur son cintre. C’est la chemise bleue, celle que j’aime bien mettre quand j’invite quelqu’un à la maison. J’aime bien le boutonnage, chaque fois que je la mets, je savoure les gestes qu’il faut faire pour la boutonner. Les manches, les manches j’aime particulièrement les boutonner, le geste qu’il faut faire, si élégant, tourner légèrement le poignet pour amener les boutons et la boutonnière en face l’un de l’autre, il y a là un plaisir de l’élégance, et quand je le fais j’ai l’impression d’être un danseur qui exécute un mouvement à la perfection. Le bleu est peut-être un peu passé maintenant, à force de lavages, à moins que ce ne soit un effet du soleil particulièrement violent aujourd’hui. La lumière du soleil fait passer les couleurs, les ternit, c’est bien connu. Je n’ose pas l’accrocher à la cabine téléphonique, maman, j’ai peur qu’un coup de vent l’arrache, au moins au bout de mon bras je sais ce qui se passe, et je tiens fermement le cintre, je te prie de me croire. Tout à l’heure je vais raccrocher et rentrer chez moi, mon bras fatigue vraiment, maintenant, pas celui qui tient le combiné, que je peux toujours coincer entre mon épaule et mon cou — encore quelque chose que je n’aurais pu faire avec la chemise sur le dos — non, celui qui tient le cintre. C’est un cintre banal, en métal, je ne pense pas le garder quand j’aurai mis la chemise, tout à l’heure. Je le jetterai. Quand j’aurai besoin d’un cintre, à la maison, je prendrai celui de bois, celui qui est tellement large au niveau des épaules qu’on a l’impression que la chemise est sur quelqu’un. Des gens s’approchent maintenant, maman, et il est difficile de savoir s’ils en ont après le combiné, s’ils ont un coup de fil à passer, ou s’ils en ont après la chemise, ou tout simplement après moi, et je pense que je vais raccrocher maintenant. Je pense que je vais raccrocher.

 

A partir d’une photo de Mark Alor Powell : Mexico, 2007

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Spray (série Street Photography)

13 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Le type était assis sur la margelle de marbre noir d’un bac à fleurs, des iris je crois. Il était assis en plein centre de New York, indifférent aux passants qui traversaient l’espace autour de lui. Il tenait une bouteille de spray à vitres bleue en plastique dans sa main droite, et entre les doigts de sa main gauche une cigarette finissait de se consumer. Il fixait un point par terre, droit devant lui, que je ne parvenais pas à voir, placé comme je l’étais.

Il portait un costume gris, une chemise blanche et une cravate rouge. Quelque chose dans son maintien, ou peut-être dans sa manière de tenir sa cigarette, donnait à penser qu’il le portait comme un uniforme ou un habit de travail. Même une blouse blanche peut conférer un charme particulier, une sorte de prestige au moindre interne dans un hôpital, mais chez lui on sentait un décalage, une allure peu naturelle, accentuée par la tache bleue du liquide lave vitre, qui se détachait presque violemment sur le gris de la dalle du trottoir. J’échafaudai rapidement toutes sortes d’hypothèses pour expliquer la présence dans sa main de ce vaporisateur : qu’il avait accepté de le tenir un instant pour un ami, le temps qu’il revienne avec une échelle et un seau pour faire une vitrine — ou que sa femme lui avait demandé d’en prendre à la supérette avant de rentrer du travail. Aucune explication ne me parut convaincante.

Romantique comme j’avais tendance à l’être, je préférais penser, en voyant son regard perdu, qu’il ne savait pas lui-même pourquoi il tenait ce spray à la main, ni même peut-être ce qu’il faisait là. Ni même peut-être qui il était.

Je ne sais si c’est poussé par une forme de curiosité que je m’assis près de lui, par une tentation vaguement cruelle de me moquer de lui ou par un élan de compassion devant son air misérable. En tous cas, je pris place sur la margelle noire et froide. Il ne parut pas noter ma présence, ne releva même pas la tête. Maintenant je pouvais voir ce qu’il regardait, en prolongeant la ligne fictive de son regard. Rien. Il n’y avait rien sur ce trottoir, à moins de s’intéresser à ce petit caillou blanc, cette petite irrégularité qui avait dû se glisser dans le mélange quand la dalle avait été façonnée. Il regardait ce caillou tellement fixement que sans doute il ne le voyait plus, comme une étoile qu’on regarde fixement finit par disparaître, se dissoudre dans le point aveugle de l’œil.

Nous sommes restés quelques minutes ainsi, sans qu’il modifie le moins du monde sa position, avant qu’enfin je me décide à lui adresser la parole.

            Ça va comme vous voulez ?

Il s’est tourné lentement vers moi, sans mettre plus d’expression dans son regard que quand il fixait le caillou. Il m’a considéré quelques secondes puis m’a dit :

            Ah c’est vous, alors.

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire par là. J’étais certain de ne pas le connaître, certain qu’il ne me connaissait pas, et dans son regard je ne lisais pas la moindre lueur indiquant qu’il me reconnaissait. Surtout, ce « alors » me mettait mal à l’aise, comme si ce simple mot avait le pouvoir de m’agréger à sa folie, comme si ma présence soudaine à son côté venait donner un sens à son attente, et peut-être y mettre fin.

Il écarta les doigts, libérant la cigarette depuis longtemps éteinte, qui roula sur le sol avant de s’immobiliser au bord du caniveau. Puis il fouilla lentement dans sa poche, en tira un paquet de Craven A qu’il me tendit en lui donnant une petite secousse pour faire sortir une cigarette par l’ouverture.

            Merci

J’avais pris la cigarette et me penchai légèrement vers lui pour qu’il l’allume avec le briquet qu’il avait tiré de la même poche.

            Merci, répétai-je.

Je tirai quelques bouffées de la cigarette, et me risquai à lui demander, en désignant du menton le vaporisateur.

            Vous allez laver vos vitres ?

Un bon moment passa. Il ne répondait pas, puis soudain parut être parvenu à une décision.

         Non. Je vous la donne. Il me tendit la bouteille avec une telle évidence que je ne pus faire autrement que de la prendre en main. C’est le moment qu’il choisit pour se lever et partir sans un mot. Je restai un temps indéterminé à tâcher de comprendre ce qui venait de se passer dans ce bref échange, le regard fixé sur le caillou blanc serti dans une dalle du trottoir, tandis que la cigarette se consumait lentement entre mes doigts.

 

 

D’après une photo de Jeff Mermelstein : Untitled, New York, 1995

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Le magasin (série Street Photography)

11 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Je te l’ai déjà dit, il faut vendre le magasin. J’y suis encore passé tout à l’heure, dans la chaleur de midi, dans cette heure vide où les regards des hommes n’enregistrent plus rien. Comment veux-tu qu’ils s’intéressent à la vitrine, aveuglés qu’ils sont par le soleil ? Comment veux-tu qu’ils s’intéressent à quelque objet que ce soit, dans la noirceur des arcades, quand ils viennent s’y abriter de l’éblouissement ? Il faut vendre le magasin, et si tu y passais plus souvent, si tu arpentais le quartier plus souvent, tu comprendrais à quel point ce que nous tentons de vendre dans le magasin parle peu aux passants. Ils ne voient même pas la plaque non loin de la porte, qui annonce qu’un homme célèbre est né dans l’immeuble. Sais-tu seulement qui c’est ? Un aviateur ? Un écrivain ? Un résistant fusillé ? Un ancien maire de la ville ? Tu vois, tu ne le sais pas plus que moi. Mon pas est devenu plus lourd ces derniers temps, quand je remonte la galerie, mon geste plus lent et plus laborieux quand je hausse à demi le rideau de fer, mon corps moins souple quand je me glisse dessous pour ouvrir la porte, mon bras plus faible quand je finis de remonter le rideau. Hier personne n’est venu, personne n’est entré. Je suis resté assis derrière le comptoir toute la journée, et pas un passant n’a tourné le regard vers moi en longeant la vitrine. Je me suis levé vers le milieu de l’après-midi, suis monté sur l’escabeau et ai décroché l’horloge murale, celle dont le tic tac se faisait à peine entendre, jadis, quand le magasin regorgeait de clients, mais qui m’a semblé, hier après-midi, insupportable. Je n’ai pas osé jeter la pendule, c’est tout de même une très belle pendule, mais je l’ai descendue à la cave, ce purgatoire des objets qu’on ne se résout pas à jeter, et qui finissent par disparaître après nous, quand la cave change de propriétaire et que le nouveau y entre d’un air dégoûté, et qu’il referme la porte tout de suite, et qu’il remonte appeler les services de la ville pour qu’ils viennent prendre tout cet invraisemblable fourbis et le mettre à la benne. Cela faisait longtemps que je n’y étais pas descendu et j’ai été surpris en remontant de voir que j’avais pu m’absenter du magasin sans même retourner l’affichette sur la porte, sans même fermer la porte, car qui voudrait entrer dans le magasin, dans la torpeur de l’après-midi ? Je t’ai déjà dit tout cela, mais sans doute est-il plus facile pour toi de ne pas écouter, sans doute t’est-il plus facile de t’enfermer dans les souvenirs, de rester dans l’appartement, de ne pas arpenter le quartier, car alors tu te rendrais compte qu’il faut vendre le magasin et cela tu ne peux t’y résoudre, et le fait que moi non plus je ne peux m’y résoudre ne change rien. Je continuerai à dire qu’il faut le vendre, et tu continueras à dire qu’il ne faut pas, et nous continuerons ainsi, dans cet étrange désert au milieu de la ville, dans cet étrange désert que sont devenues nos deux vies, dans cet envahissant désert qu’est devenue notre vie.

 

A partir d’une photographie d’Umberto Verdoliva : Steps… 2010.

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Buée (Série Street Photography)

8 Février 2012 , Rédigé par Analepse

On ne voit rien à travers la vitre. Cela vaut mieux. Que se passerait-il si l’on devait distinguer le moindre événement, la chute de l’enfant qui passe et repasse avec son vélo, le parapluie qui chancelle sous le vent, toujours sur le point de se retourner, que se passerait-il si l’on pouvait voir l’expression de l’enfant quand il comprend qu’il ne va pas freiner à temps, l’expression de l’homme au moment où le vent manque de lui arracher son parapluie ? La buée nous préserve de l’insupportable précision du monde, et pourquoi faut-il justement que je hasarde sur la vitre ce geste de rassembler de la main les infimes gouttelettes en un large faisceau sale et incertain ? C’est aussi à travers une buée, une autre sorte de buée, une nuée chaotique, que me parviennent les conversations et le bruit des verres qu’on entrechoque et les rires et les pas des clients du café.

 

Et pour vous ce sera ?

Un café, avec un brouillard de lait.

 

Retirer mes lunettes est une pauvre solution, je le sens bien. Mais c’est aussi le son que je mets à distance en m’enfermant dans l’étroite bulle de précision que me concède la myopie (un mètre de diamètre, tout au plus). Pour les odeurs, je n’ai pas eu besoin de trouver une solution, les odeurs font d’elles-mêmes une moyenne, les odeurs opèrent une chimie singulière. Et ce que j’aspire est pour finir une odeur vague, un peu écœurante et pourtant très gaie, il faut croire que j’aime les odeurs vagues et écœurantes.

 

Votre café, votre nuage de lait.

Brouillard. Merci.

 

La buée s’est reconstituée avec une espèce de maladresse touchante. L’homme au parapluie a poursuivi son chemin, l’enfant n’est pas tombé. Deux femmes passent, bras-dessus bras dessous, puis un homme, dans l’autre sens, des silhouettes tout au plus, des silhouettes qui auraient été presque nettes dans leur flou encore tout à l’heure, avant que je passe la main sur la vitre, et qui maintenant semblent cassées à l’endroit où le reste de buée rencontre le large faisceau sale et incertain que j’y ai tracé. J’avance la main vers la vitre, hésite un moment puis la recule, me demandant si je suis bien de taille, si je ne ferais pas mieux de m’intéresser à ma tasse de café, aux volutes de lait qui achèvent de s’épanouir comme de gros nuages dans ses profondeurs.

 

Du sucre ?

Non merci

 

Je ne mets jamais de sucre dans mon café. Je préfère continuer à regarder les évolutions des nuages dans la tasse. Je préfère rester encore un peu, dans les odeurs mêlées, dans le chaos des sons, dans l’anarchie de la lumière qui monte, dans le désordre des mouvements presque dansés de la serveuse et des clients, au-delà des limites de ma bulle d’un mètre de diamètre.

 

A partir d’une photographie d’Enzo Penna : Adieu, février 2010.

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Roadie (Série Street Photography)

6 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Le concert s’est terminé vers onze heures et demie, et je n’ai pas eu même le loisir de me demander pourquoi on n’avait pas rangé tout de suite après. Une discussion a éclaté entre le groupe qui passait et les organisateurs. Quand le seuil sonore a été trop important pour moi — curieux comme je ne supporte pas le bruit des engueulades, alors que j’encaisse des volumes impressionnants lors des concerts —, je me suis mis à l’écart en attendant qu’ils se mettent d’accord. Je n’ai même pas voulu savoir si c’était une question de fric, de filles à la fin, de réservation d’hôtel ou de futur contrat, ou encore d’alcool ou de dope ; je suis allé me mettre à l’écart, répondant à un instinct plus fort que moi, ou peut-être simplement à la force de l’habitude. J’ai fini par dégoter une des caisses de câbles, et comme elle était vide, je l’ai appuyée contre une autre caisse pour lui donner un angle commode et je me suis allongé dedans. Les parois de bois donnaient une acoustique curieuse au monde qui m’entourait, avec les gens qui s’affairaient (mais personne du staff officiel de démontage) sur la scène jonchée de fleurs lancées par les groupies déchaînées, les camionnettes qui faisaient des manœuvres pour se placer correctement et embarquer les instruments. J’ai entendu une rumeur comme d’un moteur qui faisait effort et je me suis un moment extrait de ma caisse pour voir d’où provenait le bruit. C’était le loueur de piano qui venait récupérer le Bösendorfer avec son petit module à chenilles. Puis il a embarqué le piano, claqué les portes arrière de sa camionnette, les a verrouillées et a démarré, laissant planer pendant plusieurs minutes une odeur d’essence mal brûlée. Puis les bruits de pas se sont espacés, et pour finir seule la rumeur lointaine du groupe électrogène, de l’autre côté de la scène s'est fait encore entendre. On avait oublié de l’arrêter, ou alors on estimait en avoir encore besoin pour éclairer. Éclairer quoi, bon sang ? C’est ce vague bruit en tous cas qui m’a bercé, accompagné dans le sommeil.

Se coucher avec les bruits de l’affairement humain et se réveiller au chant des oiseaux a été une expérience que je n’avais pas vécue depuis longtemps. Personne visiblement n’avait cru bon de me réveiller pour ranger, mais comme dans la caisse de câbles il y avait moi et seulement moi, et que je ne voyais personne aux alentours, j’en ai déduit que le rangement n’allait pas se faire tout de suite. Je me suis demandé si les artistes et les organisateurs avaient fini par s’entendre et puis j’ai décidé que cette question n’avait pas la moindre importance. L’odeur de bière mélangée à la poussière ne m’avait pas frappé la veille, c’était sans doute une affaire d’ambiance générale, de contexte. Là elle était plutôt écœurante, et elle m’a fait revenir en mémoire ces bals du quatorze juillet quand j’étais petit, et que coexistaient deux mondes : celui des adultes avec leurs alcools, leurs danses et leurs bagarres de fin de bal, et celui des enfants qui gravitaient autour des tables, et plus souvent en-dessous, créant de toutes pièces un espace provisoire de survie. C’était la même odeur fade, désespérante, chargée du regret de tous ceux qui avaient bu et se réveillaient le même que la veille.

 

A partir d’une photo de Mark Alor Powell : Mexico, 2007

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Mappemonde (Série Street Photography)

4 Février 2012 , Rédigé par Analepse

J’ai mis la mappemonde dans l’encadrement de la fenêtre, me suis éloigné, me suis approché à nouveau pour la replacer mieux, exactement au centre. Je l’ai posée sur la tablette, pour que de l’extérieur on ait l’impression que la sphère terrestre flotte dans l’espace. Je me suis éloigné encore pour juger de l’effet. Cela me convient, mais il faut dire que je suis à l’intérieur, bien au chaud, et que c’est surtout de l’extérieur que l’arrangement doit être convaincant. Je pense qu’il l’est, je sortirai tout à l’heure pour vérifier, mais je pense qu’il l’est. En revanche, comme la fenêtre est étroite, comme il ne s’agit pas à proprement parler d’une fenêtre, mais plutôt d’une simple ouverture pratiquée dans le mur aveugle pour rompre sa monotonie, et pour laisser pénétrer dans la maison un peu de la lumière qui vient du nord, la mappemonde occupe presque toute la place disponible, empêche la lumière de rentrer, masque le paysage. Placée comme elle l’est, je ne peux la voir qu’à contre-jour, et à moins de l’éclairer avec une lampe directionnelle, un spot, un petit projecteur ou une bougie, je dois aussi renoncer à distinguer les pays, les reliefs, les océans. J’ai regretté un instant de ne pas l’avoir prise lumineuse, et tant qu’à faire, tournante, mais ce regret s’est vite éloigné de moi. C’est surtout de l’extérieur que l’arrangement doit être convaincant. Et je la tournerai à la main, de temps en temps, pour qu’elle n’offre pas toujours les mêmes contrées au regard des passants. Je les imagine, les passants, longeant le mur de granit, arrivant à la hauteur de la fenêtre, et découvrant une mappemonde (d’autres fenêtres de l’île, d’autres ouvertures orientées au nord dans d’autres murs tout aussi aveugles proposent des maquettes de bateau, des fleurs, des animaux empaillés). Et le regard qu’ils poseront sur la mappemonde sera une belle revanche pour qui vit comme moi depuis toujours dans cette petite île, dans cette petite ruelle de cette petite île, où les passants sont rares, ou le vent souffle plus souvent qu’à son tour et plus fort, où toutes les fenêtres qui donnent au nord ne sont là que pour permettre à un peu de lumière de rentrer, et ne s’ouvrent d’ailleurs pas. Je distingue sur la mappemonde, malgré le contre-jour, la Méditerranée. C’est donc l’Amérique du sud et une bonne portion du Pacifique que découvriront les passants qui s’arrêteront, et je ne suis plus si sûr maintenant que je vais tourner de temps en temps la mappemonde pour leur présenter d’autres contrées, je ne suis pas mécontent qu’ils se disent en passant devant ma fenêtre qu’il existe, au sud de nous-mêmes, d’autres îles qui nous attendent.

 

A partir d’une photographie de Nils Jorgensen : World Within A World, février 2006

 

(et un hommage inattendu — surgi sans préméditation au fil de l’écriture — en forme de clin d’œil à mon ami Cristian Vila Riquelme)

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Rêve de vieillard (Série Street Photography)

2 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Mon rêve est séparé en trois espaces distincts, mais comme dans tout rêve, ces espaces s’interpénètrent sans qu’il me soit possible de savoir vraiment comment, à quel moment, de quelle manière, ni même s’ils partagent les mêmes protagonistes. Et tandis que mon corps est allongé sur le muret en bordure de la rue, des ombres passent, rapides et colorées ; elles passent et resteront à jamais indistinctes. C’est encore la couleur qui structure mon rêve, fait de camions désossés, de voitures en pièces détachées, des fantômes de voitures et de camions conduits par des fantômes de conducteurs. Un homme se penche sur une roue, une des nombreuses roues qui semblent vouloir constituer une collection. Il y en a de toutes les tailles, à diverses hauteurs, comme si elles avaient vocation à constituer des grappes, et à quoi peuvent bien servir des grappes de roues de voitures ? Il se penche mais dans mon rêve il m’est impossible de savoir ce qu’il va faire de la roue qu’il a en mains. Comme il ne se redresse pas, qu’il reste penché sur elle à l’examiner, j’en déduis qu’il envisage de la faire rouler, qu’il a renoncé à la soulever comme si elle avait conservé son poids dans le rêve, comme si la substance du rêve avait toujours affaire à la pesanteur. Deux enfants regardent ce que fait l’homme. Ils regardent, parce que les enfants sont toujours intéressés par ce qu’on fait avec les roues ; ils ont comme une connexion avec les roues, un accord secret avec elles. Ils savent qu’elles ne servent qu’occasionnellement sur les véhicules, que leur vraie fonction se situe autre part, de leur côté à eux. Les deux enfants sont patients ; ils restent près de l’homme, et tant qu’il aura affaire à cette roue particulière, ils n’interfèreront pas ; ils se contenteront de rester là, à regarder l’homme.

Dans un autre espace de mon rêve, deux hommes sont assis devant d’autres roues. Ils regardent passer les rapides fantômes, on dirait qu’ils attendent sans savoir ce qu’ils attendent. Sans doute que je me réveille, mais pour cela je ne suis pas pressé. Le muret convient à mon sommeil du moment. Il fait chaud, je le sens même en dormant. Est-ce que la chaleur de l’air rend les fantômes plus diaphanes ? Leur substance s’évapore-t-elle comme de l’eau ? C’est comme s’il ne devait jamais y avoir la moindre interaction entre les personnages qui peuplent mon rêve et les traces blanches et colorées qui le traversent à toute vitesse. Peut-être ne s’arrêtent-ils pas car ils n’ont pas commerce avec les roues, elles n’existent pour eux que comme des éléments du paysage, comme des pierres, des arbres, des pans de mur ou des réverbères dénués de sens. Les deux hommes dans le troisième espace de mon rêve sont assis sous des calandres de camions suspendues, et tiennent une feuille à la main, où ils semblent tenir la comptabilité des ombres qui passent. Je me demande dans quelle catégorie ils vont me classer, s’ils m’aperçoivent sur mon muret. Mais au fond cette question ne m’intéresse pas. Ce n’est pas moi qu’elle concerne. Je suis celui qui dort.

 

A partir d’une photo de Raghu Rai : Un conducteur de rickshaw faisant la sieste sur le marché de Jama Masjid, Dehli, 2005

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