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Analepse, le blog littéraire de Laurent Gardeux
Articles récents

Le Bac (Série Street Photography)

18 Mars 2012 , Rédigé par Analepse

Je suis venu chaque jour. J’ai attendu dans le froid, près de l’embarcadère. Pour m’occuper l’esprit en attendant l’arrivée du bac j’ai regardé les glaçons qui dérivaient lentement, au gré d’un courant imperceptible. Je connais bien les glaçons maintenant. Ils passent aussi lentement que les nuages, de droite à gauche, sans un bruit. Et je les regarde d’un œil inattentif, car mon attention s’est émoussée maintenant, et le peu qu’il m’en reste, je veux le consacrer à voir qui est à bord du bac. Et chaque jour le bac apparaît de l’autre côté du lac, présentant tout d’abord une forme indistincte, une petite tache grise au loin, et il faut comme moi avoir attendu tous ces jours pour savoir qu’il s’agit bien du bac. Puis il se détache peu à peu du blanc uniforme et la dureté de ses formes se précise, la masse grise de la coque, la cabine de pilotage, et enfin le fouillis des antennes. Et à mesure qu’il s’approche des gens s’approchent également, venus de la ville. Certains je les connais, je les ai vus plusieurs fois déjà, et certainement ils attendent quelqu’un qui est ou qui n’est pas à bord du bac, mais aucun n’est venu autant que moi, de cela je suis bien certain. Les gens attendent en silence, debout dans la neige sale, comme si le moindre bruit avait le pouvoir de suspendre l’avancée du bac. Puis quelques taches de couleur apparaissent, la signalisation, le canot de sauvetage orange, et les gens bougent davantage, et je ne parviens pas toujours à savoir si c’est parce qu’ils commencent à avoir froid, ou si c’est parce qu’ils sont pris d’une forme d’excitation. On voit bien maintenant l’étrave qui écarte les glaçons, et c’est peut-être là l’unique cause du léger courant qui les fait se déplacer : l’irruption du bac dans le calme uniforme du lac leur communique un mouvement nouveau, comme s’ils devaient opérer une fuite rapide pour éviter d’être brisés, avant de reprendre à quelques encablures de là leur course indifférente. Un homme est apparu sur le pont, et l’on devine à son attitude qu’il est en train de fumer une cigarette, qu’il devra bientôt laisser tomber dans l’eau pour effectuer les manœuvres. Il jette sa cigarette dans l’eau et saisit une corde, tandis qu’approche à terre son homologue, celui qui sera chargé tout à l’heure de saisir la corde et de l’enrouler sur la bite d’amarrage. Pourtant ce n’est pas la manœuvre qui m’intéresse, mais de savoir qui est à bord cette fois. Je distingue quelques formes à travers les hublots, mais elles ne sont pas assez précises pour me laisser deviner qui est à bord cette fois. Et je regarde sans vraiment regarder, une ruse que j’ai mise au point ces derniers jours pour ne pas être trop déçu si je suis déçu. Le bateau accoste enfin, et le bruit de la coque qui heurte le quai se perd dans le bruit des moteurs qui patinent en arrière pour freiner, pour ajuster les derniers centimètres de la course, mais déjà les passagers sont montés sur le pont, et je regarde sans vraiment regarder, presque déjà convaincu que parmi les visages que je distingue sur le pont il manque celui que je voudrais voir. Mais il est difficile de savoir, il reste encore quelques passagers dans l’entrepont, oui, quelques passagers dans l’entrepont.

 

A partir d’une photographie d’Alexander Gronsky, sans titre (série Less Than One)

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Up (Série Street Photography)

10 Mars 2012 , Rédigé par Analepse

Harvey escalada la rambarde de fer qui jouxtait le kiosque à journaux, indifférent à la foule qui s’engouffrait dans l’entrée du métro, et qui s’engloutissait sous terre avec une forme sophistiquée de résignation, faite d’un mélange indéfinissable de bravade et d’indifférence calculée. Il était monté d’un bond souple, expert, et s’il s’était attiré le regard d’une passante au moment de sauter, c’est uniquement parce qu’avait resurgi en elle le réflexe immémorial de l’hominidé qui doit s’assurer que le mouvement qu’il perçoit à la limite de son champ de vision n’est pas celui d’un prédateur. Une demie seconde plus tard, rassurée à cet égard, elle avait continué à descendre les marches sans que son pas se soit troublé ni ralenti, sans qu’elle ait protesté contre la présence incongrue, en pleine ville et à cette heure d’affluence, de ce jeune homme en blouson à un endroit où il était interdit de se trouver, ou du moins dans une position aussi étrange. Toujours juché sur la rambarde, Harvey commença à inspecter le dessus de la guérite, trouvant d’emblée confirmation de ce qu’il avait suspecté : cet espace n’intéressait personne que quelques pigeons qui y produisaient en masse et en désordre leurs déjections vertes et blanches. Il ne lui fut pas difficile de trouver le paquet qu’il avait vu tomber de la fenêtre du troisième étage. Il avait par chance échoué à un endroit moins constellé de crottes. Il le ramassa, et se demanda un instant s’il devait ouvrir sa trouvaille sur le champ, ou s’il convenait plutôt de le faire dans le secret de sa chambre, un peu plus tard. Il opta pour la première solution, moins par impatience que pour se rassurer sur le fait que le paquet ne contenait rien d’illicite. Après tout il n’était pour rien dans la présence de ce paquet sur le toit de la guérite, et il ne s’était décidé à son escalade que parce que personne ne l’avait revendiqué, et que la fenêtre depuis laquelle il était tombé il y a deux minutes (lancé, lâché ?) avait été fermée depuis, et que l’immobilité de ses rideaux grisâtres ne trahissait aucune présence. Il commençait à avoir mal à la plante des pieds, cherchant perpétuellement l’équilibre à la manière des funambules, trouvant une maigre consolation dans le constat que l’ergonomie des rambardes est plus pensée pour la main qui glisse que pour le pied qui stationne et doit soutenir soixante quinze kilos, mais il décida de supporter son inconfort encore une minute ou deux. Le paquet était assez léger, et contenait sans doute, à en juger par sa densité, du papier, ou des papiers. Il était entouré d’une ficelle forte et serrée, et cet obstacle faillit presque le décider à l’emporter chez lui, où il savait disposer d’un couteau tranchant. Il entreprit pourtant de défaire le nœud, dont il eut un certain mal à localiser l’origine. Il opérait consciencieusement, étape par étape, se fiant à ses ongles pour trouver le point de moindre résistance et relâcher peu à peu la pression qui maintenait la ficelle autour du paquet. C’est dans cette posture, alors qu’il faisait une pause pour ménager ses ongles endoloris et se redressait légèrement pour soulager son dos, qu’il aperçut la femme qui le regardait depuis la fenêtre, sans qu’il lui soit possible, à la distance où il était, de discerner dans ses yeux si elle était indifférente à ce qu’il continue sa besogne, ou si elle lui adressait la prière silencieuse de lui remonter le paquet.

 

A partir d’une photographie de Szymon Michna : N° 724 de son blog photo Streetphoto.

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Trésors (Série Street Photography)

5 Mars 2012 , Rédigé par Analepse

Penchés sur la benne de métal vert, ils remuaient, couche après couche, les objets qui avaient été déposés un peu plus tôt dans l’après-midi. Ils profitaient de la lumière encore assez forte pour se livrer à cette exploration qu’ils auraient voulue plus méthodique, mais l’urgence les tenait, et la crainte que la police arrive et leur demande d’arrêter. Même alors, il n’est pas sûr qu’ils auraient suspendu leurs gestes, ni même qu’ils se seraient tournés vers le policier. Ou alors l’un d’eux l’aurait fait, pour donner le change, en signe de bonne foi, oui monsieur l’agent nous partons tout de suite, oui nous arrêtons. Nous comprenons monsieur l’agent, voilà nous ne sommes déjà plus là, nous sommes des ombres déjà évanouies, pendant que les deux autres s’activaient encore plus furieusement dans la benne, de peur que l’objet intéressant soit précisément celui qu’ils n’auraient pas vu, contraints à partir avant d’avoir soulevé cette dernière planche, cette dernière chaise cassée, cette dernière imprimante au plastique gris et jaunâtre éventré ; le dernier objet, le trésor, caché sous la chaise et sous l’imprimante, toujours caché plus profond, dans un terrible enfouissement. Oui sur la benne même il est écrit qu’il est interdit de fouiller dans les décombres, mais alors pourquoi l’avoir conçue avec une large cornière qui court à mi-hauteur sur toute la circonférence, et sur laquelle il est si commode de poser les pieds, confiant à son ventre la tâche d’assurer l’appui, tandis que les mains s’affairent dans les profondeurs sombres et les mystères. L’une des femmes a même enjambé le rebord, signe qu’elle devait déjà être parvenue dans les profondeurs de la benne, et si elle n’y est pas descendue complètement, ce qui l’aurait d’ailleurs mise à l’abri du regard des agents, c’est tout simplement de peur de se blesser sur les débris de verre coupant, de fer tordu, de planches fracassées, de peur d’affronter des menaces plus sournoises encore. Et plus elle enfonce ses bras, plus s’amenuise son espoir de trouver quelque chose d’intéressant, puisqu’il n’y a rien après le fonds, il n’y a plus rien sous le fonds, et à moins que l’un des deux autres trouve quelque chose, il leur faudra rentrer bredouille, ce qui leur est arrivé trop souvent ces derniers jours. La femme regarde moins attentivement sous les objets qu’elle déplace encore, distraite par les recherches de ses deux compagnons, qu’elle sent encore concentrés, encore fébriles, encore excités, recevant à chaque geste une brève décharge de rêve, qui disparaît instantanément avec la vision fugitive d’un bout de planche inutilisable, d’un fragment de miroir dans lequel il ne sera plus jamais possible de se regarder que par fragments, d’un ustensile mort. Derrière eux l’ombre s’allonge, qui va bientôt engloutir la benne et les promesses. Les gestes qui s’accéléraient tout à l’heure se font plus lents maintenant, et tandis que le soleil disparaît derrière l’immeuble, c’est presque mécaniquement qu’ils soulèvent une dernière planche, qu’ils laissent tomber le reste du miroir dont de nouveaux fragments vont se perdre dans les profondeurs. Et quand ils redescendent enfin, les deux femmes ne remarquent pas tout de suite la pièce de tissu que l’homme tient encore froissée contre lui, mais qu’il compte déployer tout à l’heure, pour elles.

 

A partir d’une photo de Jesse Marlow : Skip Divers, Melbourne, 2009

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Tremblement de terre (Série Street Photography)

3 Mars 2012 , Rédigé par Analepse

C’est là que je vivais avant le tremblement de terre. Voyez, là, c’était l’immeuble. C’est difficile d’imaginer que la matière entière de cet immeuble se résume maintenant à un tas de gravats finalement pas si gros que cela. Il faut croire que l’immeuble était plein de vide. Est-ce que nos vies sont pareillement si pleines de vide, qu’à peine nous passions d’une station à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’un événement à l’autre, pour qu’à la fin il n’y ait plus que cet amoncellement de décombres ? Le silo, plus loin, et la gare ferroviaire ont mieux résisté aux secousses. Ils sont absolument intacts, comme s’ils appartenaient à un autre espace que l’immeuble où je vivais. Il n’était sûrement pas aux normes sismiques. Des gens sont morts quand l’immeuble s’est effondré, des voisins que je connaissais depuis toujours. On les a dégagés dans les jours qui ont suivi. C’est pour cela que les pierres ne sont plus à la place où elles ont atterri, comme si on avait mélangé les cartes d’un jeu à la manière des enfants quand ils ne savent pas encore les battre comme les joueurs chevronnés, et qu’ils se contentent de les brasser, à plat sur la table. Je reviens ici chaque jour et j’essaie d’imaginer où allait chaque pierre, comme si j’avais le pouvoir de rebâtir la maison par l’esprit. Je reviens ici chaque jour, et je ne parviens pas à remettre en place la moindre brique. De temps en temps je vois d’autres personnes errer parmi les décombres. Une femme est venue deux fois, a exploré le monticule anarchique ; elle a soulevé quelques pierres, elle cherchait sans doute quelque chose de précis mais elle n’a rien trouvé. Des enfants sont venus aussi. Je me demande s’ils ressentent les morts qui sont intervenues à cet endroit ou si la sensation d’oppression que j’éprouve chaque fois que je viens provient de l’ambiance propre du lieu ou de ma connaissance des événements qui s’y sont déroulés.

Près du tas de gravats se trouve une pelote de câbles, un désordre de tiges emmêlées de manière inextricable, et chaque fois que je viens je cherche à comprendre ce qu’est ce réseau anarchique, et comment il s’est constitué. Il me semble incroyable que le tremblement de terre ait pu produire des nœuds si compliqués. Est-ce que l’immeuble contenait vraiment tout cela ? Même en les imaginant droits et tendus je ne parviens pas à me figurer à quoi ils pouvaient bien servir. Je me suis demandé si la pelote de métal, qui m’arrive à la poitrine, n’était pas là avant le tremblement de terre. Ce qui ne change rien d’ailleurs, n’explique rien, mais me semble plus rassurant. Quand je suis fatigué d’échafauder des théories sur cet amas de tiges tordues — après tout je ne m’y connais pas suffisamment en construction d’immeubles pour cesser de le voir comme une anomalie, alors que les tiges de fer qui le composent avaient peut-être une fonction précise, que n’importe quel spécialiste m’indiquerait immédiatement si je lui posais la question — quand je suis fatigué de reconstituer mentalement l’immeuble (je me rappelle qu’il avait trois étages, mais n’est-ce pas l’effet de la fatale infidélité des souvenirs ? c’était peut-être quatre), je m’assieds sur une pierre en tournant le dos au tas de décombres, et je regarde la ville à travers l’enchevêtrement de métal. Je m’assieds et je regarde la ville.

 

D’après une photo de Ying Tang : Gare ferroviaire, Shanghaï, 2009.

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Suis (Série Street Photography)

28 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Suis ennuyée d’un ennui au-delà de la fatigue. Suis fatiguée d’une fatigue au-delà de l’épuisement. Suis épuisée d’un épuisement au-delà de l’extinction. Suis éteinte d’une extinction au-delà de la dépression. Suis déprimée d’une dépression au-delà de la faiblesse. Suis faible d’une faiblesse au-delà de l’épreuve. Suis éprouvée d’une épreuve au-delà du mal. Suis mal d’un mal au-delà de la laideur. Suis laide d’une laideur au-delà de la bassesse. Suis basse d’une bassesse au-delà de l’infamie. Suis infâme d’une infamie au-delà de la flétrissure. Suis flétrie d’une flétrissure au-delà de la honte. Suis honteuse d’une honte au-delà de la souillure. Suis souillée d’une souillure au-delà du crime. Suis criminelle d’un crime au-delà de la trahison. Suis trahie d’une trahison au-delà de la lâcheté. Suis lâche d’une lâcheté au-delà de la peur. Suis peureuse d’une peur au-delà du saisissement. Suis saisie d’un saisissement au-delà de la stupéfaction. Suis stupéfaite d’une stupéfaction au-delà de l’ankylose. Suis ankylosée d’une ankylose au-delà de l’impuissance. Suis impuissante d’une impuissance au-delà de la paralysie. Suis paralysée d’une paralysie au-delà de l’immobilité. Suis immobile d’une immobilité au-delà de la somnolence. Suis somnolente d’une somnolence au-delà de la prostration. Suis prostrée d’une prostration au-delà de l’accablement. Suis accablée d’un accablement au-delà de la tristesse. Suis triste d’une tristesse au-delà de la pauvreté. Suis pauvre d’une pauvreté au-delà de la maigreur. Suis maigre d’une maigreur au-delà de la délicatesse. Suis délicate d’une délicatesse au-delà de la fragilité. Suis fragile d’une fragilité au-delà de la pureté. Suis pure d’une pureté au-delà de l’innocence. Suis innocente d’une innocence au-delà de la naïveté. Suis naïve d’une naïveté au-delà de la candeur. Suis candide d’une candeur au-delà du naturel. Suis naturelle d’un naturel au-delà de l’authenticité. Suis authentique d’une authenticité au-delà de la simplicité. Suis simple d’une simplicité au-delà de l’harmonie. Suis harmonieuse d’une harmonie au-delà de l’amitié. Suis amicale d’une amitié au-delà de la tendresse. Suis tendre d’une tendresse au-delà de la fraternité. Suis fraternelle d’une fraternité au-delà de l’amour. Suis amoureuse d’un amour au-delà de la chaleur. Suis chaleureuse d’une chaleur au-delà de la fièvre. Suis fiévreuse d’une fièvre au-delà de l’exaltation. Suis exaltée d’une exaltation au-delà de l’ardeur. Suis ardente d’une ardeur au-delà de l’émotion. Suis émue d’une émotion au-delà de l’ivresse. Suis ivre d’une ivresse au-delà de la joie. Suis joyeuse d’une joie au-delà de l’extase. Suis extatique d’une extase au-delà du bonheur. Suis heureuse d’un bonheur au-delà du bonheur. Suis heureuse d’un bonheur au-delà du bonheur.

 

 

A partir d’une photo de Jens Olof Lasthein : Kaliningrad, 2007

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Craie (Série Street Photography)

25 Février 2012 , Rédigé par Analepse

La vieille femme s’approche. Elle est vêtue d’un manteau kaki, d’une écharpe bien ajustée autour de son cou. Elle porte un béret noir et des gants marron. Au moment de s’approcher de la femme vêtue de blanc, elle jette un regard de côté, comme pour s’assurer que personne ne la voit, que personne ne la verra. Dans son regard, une mauvaise intention. Ou alors est-ce juste son regard normal, habituel ? Toujours difficile de savoir avec les inconnus, si l’expression que l’on surprend sur leur visage est bien le signe d’une émotion particulière, propre à ce moment précis, ou s’il s’agit d’un masque que la configuration de leurs traits leur impose à tout jamais, et qu’à défaut d’être un intime on ne peut décrypter ni dépasser. Et puis il y a son bras gauche à demi levé.

L’autre femme est plus jeune. Elle porte un anorak blanc dont le bord de la capuche est en fourrure, un pantalon noir. Ses cheveux blonds sont attachés à la va-vite avec un chouchou, dans une forme imprécise, rendue plus imprécise encore par le vent. Devant elle, sur le parapet face à la mer, un seau de plastique beige à anse blanche. Elle regarde dans le seau. D’ici, on ne saurait dire ce qu’elle regarde, ni pourquoi ce qu’il y a dans le seau lui semble plus intéressant que la mer grise qui s’étend devant elle, et qui baigne doucement les falaises de craie, sur la gauche. Voilà l’histoire : la femme vient rendre le poisson rouge à la mer. La question de savoir si elle le fait à l’insu de ses enfants ou avec leur accord pas n’est pas encore tranchée, ni celle de savoir si c’est parce que le poisson est devenu trop gros pour l’aquarium, ou si les enfants (s’ils ont donné leur accord) ont été pris d’un scrupule devant cette vie misérable passée à tourner dans un bocal. La femme hésite en tous cas, ou prend simplement le temps de se faire à l’idée, ou prend simplement le temps de dire au revoir au poisson rouge, car c’est elle qui l’aimait le plus, pour les enfants il n’a jamais été qu’un jouet de plus, c’est tout juste s’ils ont conscience qu’il s’agit d’un être vivant, ils ont fait pareil avec le cochon d’Inde et à force de le manipuler dans tous les sens, de le prendre sans cesse dans leurs bras ils avaient fini par avoir sa peau. La vieille femme ne regarde pas la femme en anorak, ni le seau, ni la mer, mais c’est peut-être pour mieux endormir sa méfiance, mieux dissimuler ses intentions à l’égard du poisson dans le seau. Ses mobiles demeurent assez flous, et s’il n’y avait pas cette lueur mauvaise dans son regard, on pourrait se bercer un instant de l’illusion qu’elle agit pour des motifs nobles, pour sauver le petit animal, mais à cause de cette expression dont on ne peut dire si elle est le signe d’une émotion particulière, ou s’il s’agit d’un masque que la configuration particulière de ses traits lui confère à tout jamais, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle convoite le poisson pour le donner à manger à son chat.

 

A partir d’une photo de Paul Russell : West Bay, Dorset, Grande-Bretagne, 2006

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Pause N° 1

23 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Certains lecteurs de ce blog déplorent l’absence des photos. Cette absence est bien entendu volontaire. Examinons la question.

En premier lieu, ce n’est pas un blog sur la photo, qui la commenterait en s’intéressant à tout ce qui fait sa puissance : le cadrage, la pertinence, la qualité des contrastes, l’œil du photographe, ou le fait qu’il se soit trouvé là au bon moment. Il s’agit pour moi de points de départ de fictions, dont il m’importe au fond assez peu de savoir ce qui déclenche réellement l’écriture. Dans la photo Kaliningrad, de Jens Olof Lasthein, assez étonnante en termes de fictions possibles (qui sont ces personnages, que font-ils ?), c’est le regard de la fille qui est portée comme un sac de pommes de terre qui a déclenché le travail d’écriture pour mon texte Je suis (à paraître bientôt sur le blog). L’idée du procédé d’écriture m’est venue presque immédiatement, mais ensuite, je n’ai plus éprouvé le moindre besoin de me référer à la photo, dont finalement je ne me suis servi quasiment d’aucun élément. Pour ceux qui veulent néanmoins à tout prix interroger le rapport entre mes textes et les photos qui les ont fait naître, je fournis pour chaque texte les références des photos, et il est relativement simple de les retrouver sur la toile. Elle y sont bien suffisamment à distance de mon travail… mais en seraient trop proches à mon goût si elles figuraient en regard des textes.

C’est moins vrai pour Spray. C’est d’ailleurs le premier texte que j’ai écrit, et l’idée était à ce moment-là de me demander ce qui se passait dans la tête du personnage photographié… Mais finalement ce n’est pas ce que j’ai fait : on ne sait toujours rien de ce qui se passe dans la tête de ce type, et j’ai introduit un personnage qui n’existe pas dans la photo, et qui n’est pas non plus le photographe.

Dans mon approche de la création littéraire, je ne pars jamais d’un thème à explorer, mais d’un déclencheur qui me propulse dans le monde des mots. Ainsi, pour mes textes de chanson pour les Gens du Phare, je pars souvent d’une expression, parfois d’un mot, qui me frappe au moment où je la lis, et me semble très confusément porteuse d’une chanson possible.

Je suis (comme musicien également) très attaché à l’idée d’improvisation. Et c’est bien à des improvisations que je me livre, dont la photo est le point de départ, de même qu’on pourrait fixer une contrainte à un improvisateur, comme par exemple de jouer une grille de jazz en n’utilisant que les tierces et les septièmes des accords, comme me le faisait faire Michael Felberbaum quand je prenais des cours de guitare jazz avec lui (mais pourquoi ai-je arrêté ?!).

D’une certaine manière, je découvre cette série Street Photography en même temps que mes lecteurs, et le laps de temps qui a séparé l’écriture du premier texte de la série et la mise en ligne du blog est de moins d’un mois. Et mon idée, avant d’avoir celle de créer le blog, était avant tout de me contraindre à produire très rapidement des textes relativement courts mais le plus aboutis possible, avec certaines contraintes (mais pas systématiquement), comme de m’adosser au style de certains auteurs : j’ai écrit le texte Il pleut (à paraître) en pensant — d’une certaine manière en visant — le style de Gao Xingjian dans Le roman d’un homme seul. D’autres sont plus proches de l’écriture d’un Paul Auster. Certains auteurs américains sont très puissamment présents dans mes références : Thomas Pynchon, Don de Lillo. Travailler à saisir ce que saisit De Lillo dans son écriture est pour moi une forme d’idéal littéraire. Et, pour en revenir à la série Street Photography, quelle meilleure entrée pour ce type de travail que la photographie ?

 

Donc je vais continuer à ne pas mettre les photos sur mon blog (à part certaines peut-être), pour également une autre raison : au lecteur d’essayer d’imaginer, d’inventer la photo qui a servi (ou qui aurait pu servir) de point de départ. Et l’idéal serait, pourquoi pas, qu’il la décrive dans le commentaire qu’il laissera sur le blog ?

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Sur le guidon (Série Street Photography)

21 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Tout ce que j’espère c’est que je ne vais pas me casser la gueule. Je n’y ai pas trop pensé quand je suis monté sur le guidon du vélo, mais maintenant c’est une autre histoire. Bon, c’est vrai, je suis aussi en appui contre le mur, contre ce petit décrochement dans lequel j’ai logé mon épaule et qui me cale. Mais le vélo ne l’est pas, lui, calé. Et il pourrait bien lui prendre la fantaisie de partir en arrière (car mon poids s’exerce plutôt de l’avant vers l’arrière, c’est la raison pour laquelle je ne m’appuie pas exagérément sur le mur, dans le petit décrochement). Mais il me faut bien reconnaître que le risque de tomber ne m’a pas dissuadé de monter sur le guidon, dans cette position absurde, qu’un équilibriste, dont c’est le métier, pourrait maîtriser sans appréhension, mais qui, maintenant que j’y pense et que je vois le trottoir d’un peu plus loin, n’est pas pour me rassurer. C’est donc sans doute par pure bravade que je persiste à me tenir juché sur un guidon, et le fait de voir mieux passer la procession n’est au fond qu’un prétexte, je le comprends bien. Même de cette faible hauteur, une chute peut avoir des conséquences sérieuses. Et pourtant je reste debout sur le guidon (la selle est presqu’aussi haute que le guidon, mais moins large, au moins sur le guidon j’ai pu caser mes deux pieds, ce qui m’a donné quand je suis monté un sentiment de sécurité que je sais maintenant trompeur). J’aurais pu envisager de mettre un pied sur le guidon et l’autre sur la selle. J’y aurais probablement gagné en stabilité, mais maintenant il est trop tard, c’est précisément si je bouge que je risque de rompre le fragile équilibre dans lequel je me suis installé, et le vélo peut me le faire payer en reculant brusquement. A mesure que la procession approche la foule se fait encore plus dense, et j’entrevois maintenant un autre danger contre lequel je suis totalement impuissant. Jusqu’ici les gens passaient au large de mon vélo, sentant d’instinct combien précaire était l’équilibre de ma position, mais bientôt ils seront trop nombreux pour faire vraiment attention, et ils passeront près, tout près, et il s’en trouvera bien un, il suffira d’un seul, qui accrochera la poignée du vélo par inadvertance, peut-être simplement avec la manche de sa chemise, et alors c’en sera fait de moi. Et tandis que je me désintéresse de la procession, cherchant désespérément au-dessus de moi, contre le mur dans le petit renfoncement, s’il n’existe pas quelque chose, le bout d’une barre ou d’une poutre sortant du mur, ou même un simple crochet où je pourrais m’agripper si mon vélo partait brusquement en arrière, accroché au guidon par la manche d’un maladroit, je repense à mes randonnées à vélo, mes innombrables et lointaines randonnées, quand tout était simple et que la mort passait au loin, quand elle me dédaignait, quand j’étais assis sur ma selle et que je tenais mon guidon fermement des deux mains. Je repense au temps lointain où je ne me préoccupais que du vent. Et c’est à peine si je sens le vélo partir en arrière, tant sa fuite est rapide. Et j’enregistre en un éclair, avec une immense surprise et presque avec gratitude, le visage de la femme dont la sangle du sac à mains a accroché le guidon, la femme dont je perçois le regard figé d’horreur et dont je ne connaîtrai jamais le sourire.

 

A partir d’une photo de David Gibson.

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Chaussée (Série Street Photography)

19 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Si je me suis assis au milieu de la rue pour faire ce que j’ai à faire, alors qu’il aurait été si simple de m’asseoir sur le bord du trottoir, c’est sans doute parce que j’avais envie qu’on doive faire un écart pour m’éviter, comme le scooter tout à l’heure qui ne m’a vu qu’au tout dernier moment, quand il était déjà presque trop tard. Le réverbère éclaire mieux le trottoir, et se réfléchit sur le long mur blanc de l’hôpital. Il serait facile, plus facile, trop facile de me poster sous sa lumière, mais la pénombre convient mieux à mon entreprise. Quelle qu’elle soit, les passants n’y prennent pas garde, tant il est vrai que cet endroit, et particulièrement cette portion de la rue est le lieu de toutes les tentatives, de tous les essais, de tous les rêves. Je suis au milieu de la rue, assis sur un petit tabouret de bois dont je ne me sépare jamais. J’ai étalé devant moi des épaisseurs d’étoffes indistinctes de diverses couleurs, de telle manière qu’il soit impossible de distinguer ce qu’elles dissimulent ni même si elles dissimulent quelque chose. Je propose ces formes au regard, éclairées par le faible reflet de la lumière réfléchie par le grand mur blanc. Un homme en triporteur s’est arrêté derrière moi, comme s’il ne voulait pas prendre le risque de le faire devant, comme si se tenir derrière moi était un meilleur rempart contre l’obligation supposée de m’adresser la parole. Il reste ainsi dans l’ombre et regarde ce que j’ai étalé sur le sol. Un autre homme debout fume une cigarette. Je sens qu’il regarde mon étalage, lui aussi. Je pourrais voir son visage si je me retournais. Mais je ne le ferai pas. Plus tard dans la nuit, à l’heure où les réverbères s’éteignent, alors qu’il ne fait pas encore jour, mais parce qu’on estime qu’il n’appartient plus désormais aux hommes de passer par cette rue, je remballerai mon paquetage, je reprendrai mon tabouret de bois. Je partirai.

 

A partir d’une photo de Ying Tang : Suzhou Creek, Shanghaï, 2009.

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Chemise (Série Street Photography)

15 Février 2012 , Rédigé par Analepse

Non, maman, je n’ai pas sali ma chemise. Je ne l’ai pas salie pour la bonne raison que je ne l’ai pas encore mise. J’attends d’être rentré chez moi. Si je la mets maintenant, il y a de fortes chances pour que je la salisse sans le faire exprès, sans le vouloir, je salis toujours mes chemises sans le faire exprès, sans le vouloir, sans le vouloir vraiment. Je l’ai laissée sur son cintre cette fois, et je tiens le cintre à bout de bras. Je ne vais plus le tenir bien longtemps car mon bras commence à fatiguer, et l’autre tient le combiné du téléphone public, maman. A moins que quelqu’un passe et me l’arrache, qu’il soit malintentionné ou pas, que son but ait vraiment été de prendre cette chemise et de la souiller en la lançant par terre et en la piétinant, ou que simplement il ait avancé sans regarder devant lui et m’ait arraché la chemise de la main, sans le vouloir davantage — car mon bras commence à fatiguer de porter le cintre en faisant attention à ce que la chemise ne traîne pas par terre, ce qu’elle a failli faire plus d’une fois pendant que nous nous parlons, maman — à moins de tout cela, je devrais pouvoir arriver jusqu’à la maison avec la chemise intacte sur son cintre. C’est la chemise bleue, celle que j’aime bien mettre quand j’invite quelqu’un à la maison. J’aime bien le boutonnage, chaque fois que je la mets, je savoure les gestes qu’il faut faire pour la boutonner. Les manches, les manches j’aime particulièrement les boutonner, le geste qu’il faut faire, si élégant, tourner légèrement le poignet pour amener les boutons et la boutonnière en face l’un de l’autre, il y a là un plaisir de l’élégance, et quand je le fais j’ai l’impression d’être un danseur qui exécute un mouvement à la perfection. Le bleu est peut-être un peu passé maintenant, à force de lavages, à moins que ce ne soit un effet du soleil particulièrement violent aujourd’hui. La lumière du soleil fait passer les couleurs, les ternit, c’est bien connu. Je n’ose pas l’accrocher à la cabine téléphonique, maman, j’ai peur qu’un coup de vent l’arrache, au moins au bout de mon bras je sais ce qui se passe, et je tiens fermement le cintre, je te prie de me croire. Tout à l’heure je vais raccrocher et rentrer chez moi, mon bras fatigue vraiment, maintenant, pas celui qui tient le combiné, que je peux toujours coincer entre mon épaule et mon cou — encore quelque chose que je n’aurais pu faire avec la chemise sur le dos — non, celui qui tient le cintre. C’est un cintre banal, en métal, je ne pense pas le garder quand j’aurai mis la chemise, tout à l’heure. Je le jetterai. Quand j’aurai besoin d’un cintre, à la maison, je prendrai celui de bois, celui qui est tellement large au niveau des épaules qu’on a l’impression que la chemise est sur quelqu’un. Des gens s’approchent maintenant, maman, et il est difficile de savoir s’ils en ont après le combiné, s’ils ont un coup de fil à passer, ou s’ils en ont après la chemise, ou tout simplement après moi, et je pense que je vais raccrocher maintenant. Je pense que je vais raccrocher.

 

A partir d’une photo de Mark Alor Powell : Mexico, 2007

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